Aïas, soldat perdu et héros tragique, par Paul Demont"
Conférence de Paul Demont : Aïas, soldat perdu et héros tragique, à l'occasion de la sortie du livre Aïas / Ajax aux Belles Lettres Ce dont Aïas est le nom Peut-être avez-vous été surpris de lire le titre du livre dont je vais vous parler aujourd’hui : Aïas / Ajax. Il faut que je commence par expliquer ce choix. Pour cela, revenons à la naissance du héros. C’est le fils de Télamon, petit-fils d’Éaque. Éaque est lui-même fils de la nymphe Égine et de Zeus : c’est donc bien un « héros », un homme dont la lignée remonte aux dieux, et en l’occurrence, au roi des dieux. Selon le poète Pindare, Héraclès était venu à Égine (l’île de la nymphe du même nom) demander à Télamon de participer avec lui à la première expédition contre Troie. Il le trouve en train de banqueter. Il se joint à la fête et prie alors Zeus de donner à Télamon un fils légitime, issu de son épouse Éribée, qui soit à la fois invulnérable et empli de θυμός, la fougue et le courage —la vertu des guerriers. Un aigle (αἰετός, en dorien) apparaît alors au ciel et Héraclès prophétise : « Tu auras l’enfant que tu désires, ô Télamon ; tu as vu cet oiseau ; donnez-en le nom à ton fils ; nomme-le robuste Aïas ; il sera, dans les labeurs d’Arès, un héros extraordinaire entre tous les guerriers » (Isthmiques VI, v. 52-54). Pour transposer la paronomase en français, Aïas est donc Aïglon. Le héros que Sophocle met en scène dans la pièce dont je vais vous parler commente aussi son nom, mais il le fait lui-même, et de façon bien différente. Aïas, c’est le cri de douleur Aïaï (Αἰαῖ) : « Aïaï ! Qui aurait jamais pensé que le nom qui est le mien s’ajusterait ainsi à ma détresse ! Oui, maintenant je peux redire Aïaï sur moi, oui le dire encore une troisième fois, si dure est ma détresse ! » (v. 430-433). Voilà pourquoi j’ai choisi de conserver le nom grec d’Aïas : un aigle aux ailes brisées, tel est le soldat perdu Aïas dans la tragédie. Un soldat : il faut préciser. Ce n’est pas n’importe quel soldat, c’est un soldat du premier rang, ceux que l’épopée appelle promachoi, remarquables pour leurs exploits individuels, leurs « aristies ». Le père et le fils d’Aïas / Aïglon, eux aussi, ont des noms à valeur prophétique. Télamon est τελαμών, « baudrier, pour porter l’épée ou le bouclier ». Le fils d’Aïas est Eurysacès (cf. εὐρὺ + σάκος : « au large bouclier »). De père en fils, donc, une lignée de soldats protecteurs. Dans l’Iliade, Aïas est même le meilleur guerrier après Achille. Qui est ce guerrier « noble et grand, qui dépasse les Argiens de sa tête et de ses larges épaules ? », demande Priam, depuis les murs de Troie, à Hélène, qui répond : c’est « le prodigieux Aïas, rempart des Achéens » (Iliade III, v. 225-229). Entre les guerriers, « le meilleur, de beaucoup, est Aïas, fils de Télamon, aussi longtemps que dure la colère d'Achille : Achille est en effet bien au-dessus de lui », déclare le poète lui-même dès le chant II (v. 768-769). En l’absence d’Achille, en effet, il joue un rôle prééminent. Il est Aïas-au-bouclier, comme son père et son fils. Tel « le monstrueux Arès » (le dieu de la guerre, auquel il est donc déjà associé), « ainsi s’élance le monstrueux Aïas, rempart des Achéens » contre Hector, en combat singulier, « portant son bouclier pareil à une tour, son bouclier de bronze à sept peaux de bœufs, que lui a procuré le labeur de Tychios, l’homme habile entre tous à tailler le cuir, dont la demeure est à Hylé. Cet écu scintillant, il l’a fait de sept peaux de taureaux bien nourris, sur lesquelles il a, en huitième lieu, étalé une plaque de bronze » (VII, v. 208-223). Les peintres aussi ont mis un bouclier dans le champ de leurs vases, et nous verrons que c’est un bouclier qui permet de l’identifier avec une certaine vraisemblance au fronton du temple d’Athéna à Égine. Dans sa tragédie, Sophocle ne cesse d’opposer ce soldat des premiers rangs, ce promachos combattant avec les autres héros, et mieux qu’eux, à ce qu’Aïas est devenu, après la mort d’Achille, quand ses anciens compagnons de lutte, les Atrides, Ménélas et le roi Agamemnon, lui eurent refusé ses armes divines, attribuées à Ulysse, cependant que continuait la guerre de Troie. Aïas ne s’est pas contenté, comme Achille, privé de sa compagne, l’avait fait en refusant de combattre, d’une « sécession lointaine » (Starobinski) ; il a voulu, pour venger son honneur, les tuer, trahissant ainsi l’armée achéenne. Mais Athéna, protectrice d’Ulysse, l’a rendu fou. La pièce commence avec le tableau effrayant et pitoyable de son échec, proposé à Ulysse lui-même et aux spectateurs, un échec dont il n’a pas encore conscience. Le brouillard de la folie qu’Athéna a répandue sur ses yeux lui a fait massacrer du bétail et des bouviers, au lieu des Atrides. Il n’est dissipé, dans le premier épisode de la pièce, que pour lui permettre de découvrir douloureusement, l’âme morne, son déshonneur. Il choisit alors de se donner la mort, malgré les objurgations de ses proches, et surtout de son esclave aimante, Tecmesse, et, après avoir feint un instant de leur céder, se suicide : c’est le seul exploit qui soit à sa portée. Bien loin de sa grandeur native, que Sophocle rappelle cependant à chaque instant, Aïas se découvre soldat perdu, être de douleur. On apprend alors aussi qu’il avait poussé trop loin le solipsisme héroïque, en refusant, avant même le départ pour Troie, l’aide des dieux et qu’il avait renouvelé ce refus orgueilleux à Athéna elle-même, déclenchant ainsi sa colère, « à force de penser d’une façon qui ne convient pas à un homme » (v. 777). La tragédie ne s’arrête pas avec le suicide. Le poète a consacré toute la suite de sa pièce à la reconstruction publique de son héroïsme, à la restauration de son honneur de soldat, devant son cadavre peu à peu exposé. Les Atrides Ménélas et Agamemnon veulent interdire tout rituel de funérailles pour ce traître. Son frère d’un autre lit, Teucros, vient le défendre dans deux très violentes scènes de débat, au cours desquelles il retrace le tableau homérique d’Aïas : en vain. Mais l’intervention d’Ulysse et sa grandeur d’âme (en écho au prologue) permettent enfin qu’Aïas reçoive les funérailles que tout homme mérite. L’histoire d’Aïas avant Sophocle Tout cela n’est pas une invention du genre tragique. Le conflit entre Aïas et Ulysse et ses conséquences donnaient lieu à des récits épiques dont nous avons conservé des résumés ou de très brèves citations et à une très riche iconographie, dans un grand nombre de régions de la Méditerranée. Un aspect essentiel est lié à l’invulnérabilité native d’Aïas (sauf à l’aisselle), ce qui rapproche encore le héros d’Achille : d’où le caractère très spectaculaire de la représentation de son suicide, sur différents supports (pierre, bronze, vases), quand Aïas se jette sur son épée plantée dans le sol de façon à trouver enfin la mort. Tous les éléments de la tragédie de Sophocle sont déjà là : la préparation du suicide (en Attique, chez Exékias), la prière avant le suicide (en Attique aussi), le suicide (dès le VIIe siècle avant J.-C., et jusqu’en Italie), le débat devant le cadavre d’Aïas (à Corinthe), le geste de sa compagne Tecmesse recouvrant le cadavre (chez le peintre de Brygos, à nouveau en Attique). Déjà, l’Iliade et l’Odyssée avaient voulu encadrer l’antagonisme entre les deux héros Aïas et Ulysse, en insistant à la fois, et pour ainsi dire à égalité, sur la primauté d’Aïas au combat (après Achille) et sur l’intelligence guerrière d’Ulysse. En l’absence d’Achille, c’est ainsi Aïas qui est choisi par le sort pour combattre Hector en combat singulier, et ce choix signale à la fois sa bravoure (il s’est porté volontaire pour le tirage au sort) et la volonté des dieux (Iliade VII, 161-312). Tout à la fin de l’Iliade, on voit Aïas participer aux jeux funèbres organisés par Achille après la mort de Patrocle. Dans l’épreuve de la lutte, il affronte Ulysse, et le combat se termine par un match nul qui les laisse à égalité d’honneur (Iliade XXIII, v. 700-739). Et dans l’Odyssée, après la fin de la guerre de Troie, Ulysse, parvenu vivant aux Enfers au cours de son voyage de retour, y rencontre l’âme d’Aïas et va jusqu’à tenter une réconciliation, qui échoue. Seule, l’ombre d’Aïas, le fils de Télamon, se tenait à l’écart : il me gardait rigueur de ma victoire au tribunal, près des vaisseaux, quand les armes d’Achille, offertes au vainqueur par son auguste mère, me furent adjugées. Les filles des Troyens et Pallas Athéna avaient été nos juges. Ah ! comme j’aurais dû ne pas gagner la joute ! (…) J’essaie, pour l’aborder, des plus douces paroles : « Écoute, Aïas, ô fils du noble Télamon, quoi ! jusque dans la mort, tu me gardes rigueur de ces armes maudites ! C’est pour notre malheur qu’un dieu nous les offrit : quel rempart ont en toi perdu nos Achéens ! autant que sur la tête du Péléide Achille, nous avons sur ta mort, pleuré toutes nos larmes ! Mais quelle en fut la cause, sinon la haine atroce de Zeus contre l’armée des piquiers danaens ? il te jeta le sort… Approche donc, seigneur ; écoute mes paroles : oh ! réponds à ma voix ! apaise la fureur de ton cœur généreux ! » Je dis ; mais, sans répondre un mot, l’ombre d’Aïas retournait dans l’Érèbe, près des autres défunts qui dorment dans la mort. Là, malgré sa colère, peut-être eût-il voulu me parler ou m’entendre (Odyssée XI, v. 543-564). Sophocle, en « Homère tragique », ne cesse dans Aïas de faire référence au portrait iliadique d’Aïas, et il s’inscrit aussi dans la perspective odysséenne d’un effort de réconciliation entre Ulysse et Aïas. Mais la tragédie condense l’action connue par les épopées et l’iconographie en une seule journée, l’enrichit de péripéties et de psychologie et apporte une différence majeure : si c’est à nouveau Ulysse qui prend l’initiative de la réconciliation, il le fait parmi les vivants, et devant le cadavre du héros, qui n’aura jamais eu la moindre prescience de cette initiative. L’Aïas mis en scène par Sophocle reste irrémédiablement seul, et perdu. Le soldat perdu Fureur, folie, désespoir sont les trois aspects de sa perte. La volonté de vengeance le conduit à trahir son camp, à vouloir décimer sa propre armée : le projet lui-même était un acte, punissable, de haute trahison, que seul un furieux peut lancer. Heur et malheur de la fureur guerrière, pourrait-on dire, avec le vocabulaire de Georges Dumézil : le μένος devient μανία (les deux mots sont étymologiquement apparentés), folie meurtrière, et, à cause d’Athéna, folie tout court. Sa perte se prolonge et s’exaspère en effet quand Athéna le rend vraiment fou, en détournant son regard : il ne voit plus Ulysse, il n’a pas vu qu’il tuait des bêtes et des bouviers, et non pas les Atrides et Ulysse. Un fou qui d’abord rit, donc, parce qu’il croît triompher et ne voit pas dans quelle misère il est. Comble de l’échec, enfin : un soldat qui pleure et qui hurle, quand il prend conscience de ses actes. Il retrouve la raison, et la raison lui montre qu’il doit chercher la mort pour retrouver son honneur : « Et maintenant, que faut-il faire ? Je suis manifestement haï par les dieux, l’armée grecque m’a en horreur, et Troie tout entière avec ses plaines ici m’exècre. (…) Je dois chercher un moyen de montrer à mon vieux père que je suis bien né de lui et que j’ai du cœur. Honte à qui veut une vie longue, sans jamais sortir d’un sort misérable ! Quelle joie un jour de plus apporte-t-il, à retarder la mort ? Je ne donnerais pas cher d’un homme qui se console avec de vaines attentes. Noblesse oblige : vivre en beauté, ou mourir en beauté. » Aussi bien sa compagne Tecmesse que le chœur de ses marins tentent de l’en dissuader. Le suicidaire réussit alors à dissimuler sa révolte, et son projet de suicide. Il feint un instant de revenir à l’obéissance, à ce qui est « raisonnable » : « Voilà pourquoi désormais nous saurons céder aux dieux et nous apprendrons à vénérer les Atrides. Ils commandent : il faut obéir. Impossible de faire autrement, quand les plus terribles forces cèdent devant les privilèges. La neige hivernale recule devant l’été fertile. Le lugubre cycle nocturne s’écarte pour laisser briller le blanc éclat du jour. Le terrible souffle des vents endort la mer mugissante. Le tout-puissant sommeil entrave et puis délie, il ne maintient pas éternellement son emprise. Et nous, nous n’accepterons pas d’être raisonnables ? » C’est une feinte. Une feinte qui humilie un peu plus encore le héros. Un psychiatre américain, Jonathan Shay, a tenté naguère de comprendre un aspect des syndromes des soldats américains au Vietnam, celui des « blessures morales », par comparaison avec les descriptions homériques. Les écarts entre les héros aristocratiques de la guerre épique et les soldats victimes de la guerre contemporaine sont évidemment considérables, mais la comparaison présente des aspects qui font réfléchir, car, nous ne le savons que trop, l’affrontement guerrier est un fait humain universel. Pour Jonathan Shay, à côté du syndrome post-traumatique le plus fréquent, la terreur incontrôlable et ses avatars (qu’on rencontre aussi dans l’épopée, et qui agite en particulier le chœur des marins du héros), la blessure morale, qui a pour origine la perception par le soldat d’une injustice ou d’une faute, est aussi grave : elle ruine la confiance qu’il a dans les liens sociaux. Les conséquences peuvent être un sentiment d’humiliation, une victimisation, qui conduit à s’isoler du groupe, ou à vouloir se dissimuler, à modifier sa personnalité, jusqu’à recourir au suicide. Un tel suicide, Durkheim l’eût classé parmi les suicides « anomiques », un suicide en situation d’anomie, de désordre social et moral extrême, ce que Louis Gernet a rapproché des crises de l’archaïsme grec. C’est aussi un suicide « égoïste », où l’individualisation, le refus de toute subordination sociale, est poussée à un degré extrême. Sophocle a remarquablement mis en scène l’isolement d’Aïas dans l’épisode qui précède, son exclusion volontaire de tout lien social, il le montre aussi déguisant et ruinant sa personnalité, avant de se suicider. Le héros tragique : le suicide Attendant la mort, le héros épique est devenu, pour employer une expression que Socrate lui-même reprend ironiquement à son compte au moment de mourir, un « personnage tragique », un personnage de tragédie, focalisé sur son destin mortel : ἐμὲ δὲ νῦν ἤδη καλεῖ, ϕαίη ἂν ἀνὴρ τραγικός, ἡ εἱμαρμένη, « Maintenant, c’est désormais, comme dirait un personnage tragique, le lot de mon destin qui m’appelle, moi » (Platon, Phédon 115a5). Le proche destin d’Aïas, ce sont les ténèbres de la mort : « Ténèbres ! Ma lumière à moi ! » (Σκότος, ἐμὸν φάος, v. 394) : Sophocle, l’heureux Sophocle, ne fut jamais plus le « découvreur de l’extrêmité de la souffrance » qu’ici. Il ne découvre pas « le » Tragique, ni le sentiment tragique de l’existence. Mais Aïas incarne bien cette marche du héros tragique vers la mort dont parle Platon et ce n’est nullement un anachronisme de lui appliquer les mots de Platon : c’est bien une sorte de modèle du personnage de tragédie, de l’anèr tragikos. Cette mort est à la fois subie et voulue, subie parce que c’est la conséquence directe de son déshonneur après la folie infligée par Athéna, et voulue, parce que le héros y voit la seule échappatoire qui puisse restaurer son honneur à ses yeux, dans une sorte de prolongement de son duel passé avec Hector, dont l’épée est là, plantée dans le sol, pour, dans une sorte de sacrifice sanglant, l’immoler et l’accueillir. « L’immolateur est ici, tout droit, pour être, à supposer qu’on ait du temps à perdre pour de tels calculs, le plus tranchant possible : le cadeau d’Hector, de mes hôtes l’homme que je hais le plus, le plus odieux à voir. Il est planté dans la terre ennemie de Troade, aiguisé de frais à la meule dévoreuse. Je l’ai planté moi-même en l’étayant tout autour au mieux, pour qu’il soit le plus gentil possible et me fasse mourir vite. Donc, nous sommes prêts. » Il ne lui reste qu’à prier Zeus, pour qu’il protège sa dépouille, et Hermès, pour qu’il le fasse mourir vite et bien, avant de se tuer (un moment lui aussi fixé par un peintre sur un vase attique avant la représentation de la pièce) : « Maintenant, ô Zeus, toi le premier, comme de juste, protège-moi. Je ne te demanderai pas un grand privilège : envoie pour nous un messager porter la funeste nouvelle à Teucros, pour que le premier il me relève, quand je serai tombé sur cette épée inondée de sang, pour que l’un de mes ennemis ne me découvre pas avant lui, et que je ne sois pas jeté et livré en pâture aux chiens et aux oiseaux. Voilà la seule supplique que je t’adresse, ô Zeus. J’invoque en même temps Hermès le souterrain, Hermès le guide : quand d’un saut rapide, sans convulsions, j’aurai déchiré mon flanc sur ce glaive, qu’il m’endorme bien ! » La seconde partie de la pièce et le 'héros' cultuel L’approche de la mort dans les conditions d’anomie dans lesquelles Aïas vit ses derniers instants suscite donc une émotion 'tragique' que les scholies antiques ont explicitement relevée et analysée comme telle. En sens inverse, commentant le v.1123, un scholiaste s’élève contre le manque d’effet tragique dans la seconde moitié de la pièce : « Après le suicide, en voulant prolonger sa pièce, Sophocle l’a affadie et a détruit l’émotion tragique » (ἐψυχρεύσατο καὶ ἔλυσε τὸ τραγικὸν πάθος). Ce jugement est encore celui des classiques français, comme Corneille, dans son Discours sur l’utilité des parties du poème dramatique de 1660 : « Je ne sais pas quelle grâce a eue chez les Athéniens la contestation de Ménélas et de Teucer pour la sépulture d’Ajax, que Sophocle fait mourir au quatrième acte. » Un tel jugement méconnaît aussi bien l’importance de la question des funérailles pour tous les Athéniens de l’époque classique (et, ajoutons-le, pour tout être humain aussi), que le problème particulier posé par une tragédie sur ce héros au public du Ve siècle avant J.-C.. Aïas, ce soldat perdu, cet être de douleur promis à la mort, n’était pas seulement un être de fiction : il était honoré à Égine, et surtout, du point de vue athénien, à Salamine et à Athènes, de cultes « héroïques », au sens religieux du terme, qui en faisaient toujours un protecteur efficace. Un « héros » est en ce sens un homme qui, après sa mort, reçoit des honneurs rituels de qui espère obtenir son aide et sa bienveillance par-delà la mort. Après la déconstruction du héros iliadique devenu un traître frappé de folie et réduit à néant à ses propres yeux, Sophocle non seulement représente la reconquête personnelle, par Aïas, de sa dignité par le suicide, mais il doit mettre en scène la restauration officielle de son honneur aux yeux de tous ceux qui honoraient le « héros » du passé, d’un passé multiforme. Aïas est un héros tragique et un « héros » cultuel à la fois. Il était célébré à Égine, berceau de sa famille, les Éacides. Des honneurs et du culte qui lui étaient rendus, comme descendant de la Nymphe qu’aima Zeus, témoignent et les vestiges archéologiques du temple d’Athéna Aphaïa et les poèmes de Pindare. Le fronton Est du temple d’Athéna Aphaïa (vers 500-480 avant J.-C.) représentait vraisemblablement la première expédition contre Troie, sous la conduite d’Héraclès, à laquelle participa Télamon, le père d’Aïas, et le fronton Ouest, un combat de la seconde expédition, conduite par Agamemnon, avec en particulier le fils de Télamon, reconnaissable à l’aigle que porte son bouclier. Athéna au centre dominait les deux frontons, dont des restes remarquables sont exposés à Munich. Télamon et Aïas se répondaient donc quasiment à égalité sous son patronage. Sophocle aussi dans l’Aïas compare à diverses reprises les deux expéditions contre Troie, celle d’Héraclès et celle d’Agamemnon, mais Aïas, désormais déshonoré, redoute de retrouver son père, il préfère se donner la mort. Et il est bien loin de bénéficier du patronage d’Athéna. Le contexte historique peut ici avoir son importance. L’île d’Égine fut en guerre contre Athènes à de nombreuses reprises. Si elle participa avec trente vaisseaux à la victoire de Salamine contre les Perses aux côtés des Athéniens, elle affronta ensuite durement la cité attique, et fut finalement vaincue par Athènes en 455 avant J.-C. Elle dut détruire ses fortifications et payer tribut à Athènes (avec, semble-t-il, des périodes plus ou moins dures dont témoigne peut-être Pindare), avant d’être occupée par les Athéniens, qui en expulsèrent les habitants et les remplacèrent par des colons athéniens en 431. Or, c’est vraisemblablement dans ce laps de temps que fut représenté l’Aïas. Les 'héros' protecteurs d’Égine, et notamment Aïas, pouvaient donc être vus de façon ambivalente à Athènes, mais ils protégeaient aussi l’île de Salamine et Athènes. Il y avait en effet une sorte de compétition religieuse entre cités, à qui pourrait revendiquer le patronage de certains 'héros', une compétition à laquelle le genre tragique contribuait. Elle s’inscrit dans l’histoire, elle aussi compliquée, des rapports entre Salamine et Athènes. Avant d’être athénienne, l’île de Salamine a dépendu de Mégare. Ce furent très probablement une ou plusieurs guerres d’Athènes contre Mégare, pendant le sixième siècle, qui la firent basculer dans la dépendance d’Athènes et recevoir, peut-être au début du cinquième siècle, des 'colons' athéniens. Les Salaminiens devinrent eux-mêmes athéniens, mais Salamine resta, à l’époque de Sophocle, un poste de surveillance vis-à-vis de Mégare. Tout un travail idéologique fut mené, allant jusqu’à remanier le texte de l’Iliade, pour imposer l’idée de l’ancienneté de l’affiliation athénienne. Mais l’île restait sentie comme un peu différente. Salamine ne fut pas incluse dans la répartition des dèmes réalisée par Clisthène en 508/507 avant J.-C. : il n’y eut pas de dème de Salamine et les Salaminiens, qui gardèrent le privilège de battre monnaie, étaient inscrits dans les dèmes de l’Attique proprement dite. La proximité l’emportait néanmoins. Une très grande famille de l’aristocratie 'eupatride' athénienne se flattait de descendre d’Éaque et d’Égine, par l’intermédiaire d’un fils d’Aïas, Philéos, « le premier de cette maison, les Philaïdes, qui fût devenu athénien » (Hérodote VI, 35). Une autre grande famille athénienne, dont une branche exerçait des fonctions religieuses au cap Sounion, avait pour nom « les Salaminiens ». Et surtout, Aïas était le patron de l’une des dix 'tribus' entre lesquelles étaient répartis les citoyens athéniens à l’époque de Sophocle. Hérodote dans ses Histoires explique que, quand Clisthène réorganisa la population civique d’Athènes vers 508-507 avant J.-C., il choisit d’autres 'héros' que les 'héros' antérieurs pour patronner ces dix nouvelles 'tribus', « héros nationaux à l’exception d’Aïas, qu’il ajouta, bien qu’étranger, au titre de voisin d’Athènes et d’allié » (V.66). La seconde guerre Médique contribua puissamment à accroître le rayonnement religieux d’Aïas à Athènes, en raison de la victoire navale décisive remportée sur les Perses à Salamine par les Athéniens en 480 avant J.-C., à l’instigation de Thémistocle. Thémistocle n’arracha pas sans peine la décision de combattre, dit Hérodote, mais les dieux l’entérinèrent immédiatement. « Le jour parut, et au lever du soleil un séisme se produisit et sur terre et sur mer ; on fut d’avis d’adresser des prières aux dieux et d’appeler à l’aide les Éacides. Et l’on exécuta ce qui avait paru opportun : on adressa des prières à tous les dieux et l’on appela à l’aide, de Salamine même, Aïas et Télamon, et on envoya un vaisseau à Égine chercher Éaque et les autres Éacides » (Hérodote VIII, 63). Cette trière arrive à temps d’Égine, avec les Éacides, juste avant le début du combat (VIII, 83), auquel, tels des Saint-George du polythéisme, ils ont donc participé. En récompense, après la victoire, une trière phénicienne conquise fut consacrée à Salamine « en l’honneur d’Aïas » (VIII, 121). Le « héros » avait un sanctuaire à Salamine, et l’on fêtait en son honneur des Aianteia attestés à l’époque hellénistique, mais probablement bien antérieurs. Le fils d’Aïas, Eurysacès, avait lui aussi un sanctuaire à Athènes. Tout cet ensemble, toutes ces contradictions parfois, formaient un arrière-plan bien connu des spectateurs. La pièce de Sophocle en offre quelques traces, notamment, dans certains chants du chœur, composé de marins de Salamine sous les ordres d’Aïas : ils expriment leur nostalgie de l’île « illustre » d’où ils viennent (v. 596) et espèrent revoir bientôt le cap Sounion et « Athènes la sainte » (v. 1217-1222). Par leur biais surtout, par le biais de ces petites gens, passe l’empathie des spectateurs en faveur du héros, qui lui aussi, quand il se suicide, se tourne vers Salamine et Athènes (v. 860-862). Quant au « héros », la fin à grand spectacle de la pièce peut en évoquer le culte, lorsque le chœur invite Teucros à « trouver une tranchée pour lui, une fosse où il recevra son humide tombeau, dont les mortels se souviendront éternellement » (v. 1166-1167), puis lorsque son fils, à la demande de Teucros, demeure assis dans une posture rituelle de supplication à côté de son cadavre et le touche rituellement. On ne supplie pas n’importe quel cadavre ; en revanche, on supplie un « héros ». Ainsi, le destin entier d’Aïas, et la pièce de Sophocle, se trouvent aussi orientés, mais implicitement, vers un avenir protecteur pour tous les Athéniens. La leçon tragique de l’Aïas La fonction cultuelle d’Aïas, pour importante qu’elle soit à l’arrière-plan de l’Aïas, n’en constituent pas la thématique principale. Aïas est avant tout un homme dont le destin effrayant et pitoyable est offert en exemple à tous les hommes. C’est l’une des fonctions du prologue que de focaliser l’attention du spectateur sur cet aspect. Ulysse y devient en effet, par la volonté d’Athéna, un spectateur interne de la folie qu’elle envoie sur le héros pour protéger Ulysse et les Atrides. Il sert quasiment d’intermédiaire entre le public et la pièce. ‘Ορᾷς… ; « Tu vois ? », demande Athéna (v. 118). ‘Ορῶ « je vois », répond Ulysse (v. 125). Ce qu’il voit est mis au service d'une leçon religieuse et morale, à délivrer, à asséner même. Le metteur en scène (qui est l’auteur, le plus souvent) est appelé en grec διδάσκαλος, « maître » (des acteurs), mais la mise en scène est aussi un enseignement qui s’adresse aux spectateurs, comme le dira plus tard Aristophane dans Les Grenouilles en mettant en scène deux des trois Tragiques déjà canoniques (v. 1008-1010 et 1054-1055) : ESCHYLE. — Réponds-moi. Pour quelle raison faut-il admirer un poète ? EURIPIDE. — Pour son habileté, pour ses leçons, parce que nous rendons meilleurs les hommes dans les cités. (…) ESCHYLE. — Pour les petits enfants, celui qui explique, c’est le maître d’école ; pour les adultes, c’est le poète. Au IVe siècle avant J.-C., entre autres exemples, le Sur l’ambassade infidèle de Démosthène (§ 246-250) atteste de fait que des passages de Sophocle, parfois décontextualisés, étaient cités à des fins d’édification et d’instruction civique dans les grands discours politiques prononcés devant les citoyens et les juges. Dans le prologue de l’Aïas, les choix dramaturgiques de Sophocle donnent à ses leçons l’autorité intemporelle, et cruelle, de la divinité : ATHÉNA. — Tu vois, Ulysse, quelle est la force des dieux. Qui, à ton avis, a jamais été trouvé qui fût plus prévoyant et plus vaillant que lui pour faire ce qu’il fallait ? ULYSSE. — Personne, je le sais bien. Je le prends en pitié, dans son malheur, bien qu’il soit mon ennemi, parce qu’il est attelé à un égarement funeste. Je ne considère pas plus son sort que le mien. Je vois que nous ne sommes rien d’autre que des fantômes, nous tous qui sommes en vie, ou bien une ombre légère. ATHÉNA. — Alors, prête attention à de tels événements et ne prononce aucune parole excessive, toi, contre les dieux, ne te hausse pas avec enflure si tu l’emportes par le pouvoir de ton bras ou par la profondeur de ta grande richesse. Car un jour fait pencher ou redresse toutes les affaires humaines : les dieux aiment les sages et ils ont les méchants en horreur. Il faut donc être sage comme Ulysse, et non excessif comme Aïas ou comme les Atrides, pour tenir compte du pouvoir et des lois divines. Un homme ne peut à lui seul, sans les dieux, assurer son destin, comme a voulu le faire Aïas. Ulysse se voit lui-même dans l’autre, et le spectateur aussi doit se voir lui-même en voyant Aïas. La leçon sera complétée dans la pièce, quand on entendra les paroles du devin Tirésias (v.756-779). Elle sera parachevée dans l’exodos en s’élargissant à Agamemnon, qui, lui aussi, mais comme « tyran », est pris par une autre sorte d’excès (v. 1350) : un homme, fût-il le roi, doit respecter, dit Ulysse, la loi divine prescrivant que tout brave a droit à des funérailles, une leçon que l’Antigone enseigna à nouveau avec plus d’éclat encore et qui n’est pas un cas purement théorique. Après la mort de Thémistocle (en 459 avant J.-C., bien loin d’Athènes, car, ostracisé, il s’était finalement réfugié… en Perse), « ses restes furent, d'après sa famille, rapatriés, selon son vœu, et ensevelis en Attique, à l'insu des Athéniens ; il était interdit de l'ensevelir, puisqu'il était banni pour trahison » (Thucydide, I, 138, 6). Agamemnon, lui, à la différence d’Aïas (et d’Étéocle dans Antigone), cède. Le passage du Phédon de Platon que j’ai déjà cité montre à mon avis que dès l’Antiquité classique la tragédie est liée dans l’opinion commune, quoi qu’il en soit de l’infinie variété des tragédies réelles, qui souvent se terminent bien, à la question du 'destin'. Socrate, que le gardien de la prison vient chercher pour lui faire prendre le poison qui le fera mourir, se livre à une parodie explicite du langage tragique : ἐμὲ δὲ νῦν ἤδη καλεῖ, ϕαίη ἂν ἀνὴρ τραγικός, ἡ εἱμαρμένη, « Maintenant, c’est désormais, comme dirait un personnage tragique, le lot de mon destin qui m’appelle, moi » (Platon, Phédon 115a5). C’est de l’ironie socratique, de la dissimulation : cette phrase pleine d’une emphase volontairement excessive vient après tout le dialogue, qui est une longue démonstration prouvant que la mort est pour Socrate un choix, revendiqué comme tel, pas seulement une détermination propre à son destin. Mais elle suppose que chacun sait comment un héros tragique raisonne et parle, et qu’un héros tragique doit rencontrer son destin, la mort. L’Aïas déjà, quelque cinquante ans plus tôt, corrige et redresse cette perspective désastreuse : la mort y est aussi un choix, le seul choix héroïque possible pour l’homme après son déshonneur. La leçon du prologue et de l’exodos ajoute la considération de l’infinie distance entre les hommes et les dieux et du respect que les hommes éphémères doivent à ces puissances lointaines, qu’oublient et le héros et les Atrides. Soldats perdus et héros tragiques : le dernier stasimon du chœur Je voudrais pour terminer élargir encore la perspective. Dans mon titre, j’ai employé le singulier, mais je voudrais maintenant évoquer au pluriel les soldats perdus et les héros tragiques de l’Aïas, je veux parler du chœur. Réfléchissons donc un instant sur le rôle du chœur, au début de la pièce, et dans la conclusion. Aristote le dit très vigoureusement, et cela concerne explicitement Sophocle (Poétique XVIII, 1456a25-32) : « Il faut considérer que le chœur est l’un des acteurs, et une partie du tout, et qu’il participe à l’action, non pas comme chez Euripide, mais comme chez Sophocle ». Le chœur, quand il entre en scène dans la parodos, dit incarner les « petits » (v. 158), et il décrit sa faiblesse, avec l’image de l’œil d’un oiseau bien différent de l’aigle ou du vautour qu’est Aïas. Il est comme une colombe affolée : il dépend entièrement de son prince (v. 136-140), et la mauvaise situation de celui-ci l’angoisse. Mais il souligne aussi sa force, d’une façon assez inattendue (v. 158-161). Le rempart ne tient pas sans chacune des pierres qui le composent, chante-t-il dans la parodos. Le monde de la cité athénienne classique se superpose ici au monde héroïque. La solidarité inégale entre Aïas et le chœur est comparable à celle qui doit lier le peuple aux aristocrates athéniens. Les marins sont présentés ensuite (v. 202) par Tecmesse comme étant de la race des fils de la Terre, les Érechtéides, ce qui renvoie au mythe fondateur de l’identité athénienne, célébré sur l’Acropole dans l’Érechtéion : les marins de Salamine sont comme les Athéniens descendant d’Érechtée, le roi issu d’Héphaïstos, dont la Terre avait recueilli le sperme alors qu’il poursuivait la déesse Athéna. Ce faisant, le chœur des marins institue une relation entre les spectateurs et Aïas bien différente de celle que le prologue avait mise en place, non plus une solidarité humaine seulement, mais une solidarité civique. Une solidarité bien menacée, bien inquiétante, car le chœur est traumatisée par les conséquences prévisibles de ce qui s’est passé : il sera lui aussi accusé de trahison et châtié. Après le suicide d’Aïas, à la fin de la pièce, alors que les Atrides menacent Teucros, Tecmesse et eux-mêmes des pires châtiments, les marins sont plus perdus encore que dans la parodos. Leur dernier chant précède la péripétie finale, où Ulysse obtiendra d’Agamemnon qu’on rende les honneurs funèbres à Aïas, et rien, absolument rien, ne laisse à ce moment-là deviner cette péripétie. Le désespoir qui était celui d’Aïas est maintenant celui du chœur, mais la solution d’Aïas, le suicide solitaire, la solution héroïque du promachos, n’en est pas une pour les petits et les sans-grade. Leur déréliction est plus profonde encore que celle du héros et elle peut, malheureusement, nous toucher particulièrement dans les circonstances présentes que nous vivons en Europe. Voici ce qu’ils chantent dans le dernier stasimon. Quel sera donc le dernier compte des années d’errance ? Et quand se terminera-t-il ? Il m’apporte sans cesse le malheur sans trève Des lances brandies, ô souffrances Dans la vaste terre de Troie, Triste outrage pour les Grecs ! Il aurait plutôt dû s’enfoncer au firmament du ciel Ou dans l’Haïdès ouvert à tous, Cet homme qui montra aux Grecs la fureur collective κεῖνος ἁνὴρ, ὃς στυγερῶν Des armes odieuses. ἔδειξεν ὅπλων Ἕλλασιν κοινὸν Ἄρη Ô souffrances enfantant des souffrances ! Car c’est lui qui a ravagé l’humanité. C’est lui qui m’a refusé le plaisir des couronnes, Et le partage des coupes profondes, Et le doux chant des hautbois, le misérable, Et la jouissance du sommeil nocturne. Et il a mis fin aux amours, hélas, aux amours, pour moi ! Voyez mon état : personne ne fait attention à moi, Jour après jour mes cheveux sont trempés par la dense rosée Que l’horrible Troie me laisse en souvenir. Auparavant j’avais un rempart contre les frayeurs nocturnes, Contre les traits ennemis : Aïas l’impétueux. Mais maintenant le voici voué à un affreux destin. Quel plaisir alors pour moi, quel plaisir encore me restera-t-il ? Puissé-je être là où un promontoire boisé Battu par les flots se dresse sur la mer Devant la plaine de Sounion, Pour adresser mon salut à Athènes la sainte. Ce dernier chant et cette dernière danse du chœur, sont exécutés devant le cadavre d’Aïas, son fils qui le touche en un geste de supplication et dépose ses offrandes, et Tecmesse éplorée. Le chœur ne se livre à aucun commentaire sur la situation immédiate, et n’a pas un mot pour Teucros. Du point de vue dramaturgique, Sophocle introduit donc ce dernier temps de douleur, avant la confrontation finale, avec un certain recul ; du point de vue thématique aussi, il prend du recul et met l’accent sur un aspect central de la pièce, qui dépasse le sort particulier d’Aïas, la place de la fureur guerrière dans l’humanité. Les marins élargissent en effet leur déploration à tous les malheurs des « Grecs » en général (dernier mot de la première strophe). Puis ils remontent dans le temps et élargissent progressivement le champ, pour déplorer l’invention de la guerre pour « les Grecs », et même pour le malheur, en général, de « l’humanité » (dernier mot de la première antistrophe, en écho à Ἑλλάνων, v. 1197). Tous les hommes, y compris les spectateurs et les lecteurs. Et le responsable du malheur des hommes, c’est un homme. Le chœur condamne, sur le mode du regret, « cet homme » (κεῖνος ἁνήρ, κεῖνος, ἐκεῖνος, v. 1194, 1198, 1199) qui « montra Arès » (comme souvent, le dieu Arès est employé par métonymie pour la fureur guerrière) aux Grecs. Le thème du premier inventeur (de l’agriculture, de la domestication des animaux, du calcul, de la médecine, etc.) est fréquent dans la littérature grecque classique. Le Titan Prométhée en est le prototype divin (Eschyle, Prométhée v. 442-551, avec aussi le verbe montrer à). Il est caractéristique de l’évolution du Ve siècle avant J.-C. à Athènes que l’invention, peu à peu, soit attribuée à un homme et non plus à un dieu : l’histoire de la découverte de la médecine selon Hippocrate est exemplaire à cet égard (Ancienne médecine 3, p. 120-123 Jouanna). C’est le cas ici aussi, d’une façon que la métonymie rend très frappante : c’est l’homme qui invente Arès ! Le plus souvent, le thème du premier inventeur est positif et célèbre l’ingéniosité de l’homme, mais Sophocle est particulièrement sensible à la contradiction inhérente à cette ingéniosité. Il faut rappeler le fameux stasimon de l’Antigone de Sophocle sur l’homme, en 442 avant J.-C. (v. 332-375), qui, avant de faire le catalogue des si utiles inventions humaines, commence ainsi : Πολλὰ τὰ δεινὰ κοὐδὲν ἀν- θρώπου δεινότερον πέλει Il est bien des merveilles en ce monde, Il n’en est pas de plus grande que l’homme (Trad. P. Mazon). Même dans ce stasimon il y a place pour la négativité. Ses premiers vers sont plus ambivalents que ne le suggère la traduction de P. Mazon. Ils reprennent quasiment en le citant un chant du chœur des Choéphores d’Eschyle sur les « fléaux que nourrit la Terre ». On pourrait les traduire, en jouant sur le sens actuel de l’adjectif « formidable » et le sens qu’il avait à l’époque classique, « qui fait peur » : « Nombreux sont les êtres formidables, mais rien n’est plus formidable que l’homme ». Le chœur insiste dans la conclusion de son chant avec force sur la réversibilité de l’inventivité humaine, capable du pire comme du meilleur. Ici, nous avons le pire, stigmatisé avec un sentiment d’horreur. « L’homme à l’esprit ingénieux… Parole, pensée vite comme le vent, aspirations d’où naissent les cités, tout cela, il se l’est enseigné… Mais, ainsi maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, il peut prendre la route du mal tout comme du bien ». Le pire dont l’homme est capable, dans l’Aïas, ce sont les armes (parfois incluses ailleurs dans les inventions humaines) et c’est la guerre. Le malheur de la guerre, opposé au bonheur de la paix. Du côté de la paix, les beuveries du soir, avec le vin, les couronnes et les joueuses de hautbois, et les plaisirs d’amour. Au lieu de ces joies de la nuit, ce sont les épreuves sans fin, c’est l’humidité du campement troyen. Le chœur revient finalement à Aïas, qualifié de θούριος, « l’impétueux », comme le sont habituellement Arès et la fureur guerrière. Le héros est ici associé à Arès, et à l’inventeur d’Arès, mais avec vocation de protéger, selon la bonne pente de l’art de la guerre. Or, Aïas désormais « voué » à une affreuse divinité, à un affreux destin, voué à représenter le malheur, n’est plus. Il ne reste plus au chœur qu’un souhait, un souhait fragile : revoir le cap Sounion, que les marins doivent doubler pour arriver dans leur île, Salamine, à côté d’Athènes. « Athènes la sainte », dernier mot de l’antistrophe, fait cette fois écho avec, dans la strophe, « l’horrible Troie ». Les Salaminiens du mythe et ceux de l’époque de Sophocle sont finalement unis dans le salut à Athènes. Mais en attendant, le chœur livre aux spectateurs, et à tous les Grecs, sa leçon à lui sur le malheur de la guerre et son ancrage dans l’humanité-même.
Par : SEL
Hérodote entre le conte et l'histoire, P. Demont
(Conférence à l'Université d'Ottawa en septembre 1987) Quel rapport entretenait un grec du début du cinquième siècle avec son passé, avec le passé de l'homme ? Comment Hérodote, lorsqu'il grandit à Halicarnasse, appréhendait-il ce rapport au passé ? Voilà la première question, la question décisive, pour situer correctement Hérodote dans son itinéraire intellectuel, dans sa perspective propre. Les Dieux sont-ils loin de nous ? Hérodote, comme ses contemporains, a très probablement appris à lire et à penser en déchiffrant péniblement, lettre après lettre, puis mot après mot, et en apprenant par cœur les œuvres épiques comme l'Iliade et l'Odyssée. Le passé dont il prenait ainsi connaissance, dont il s'imprégnait, c'était celui des héros, des fils et des filles des dieux, mêlés aux hommes et protégés par leurs parents divins. La véracité de tous ces récits était garantie par les Muses, invoquées dans les prologues ; car les Muses étaient les véritables sources de la parole et du chant : "Chante, déesse, la colère ..." (Il. I,1), "Muse, conte-moi l'homme..." (Od. I,1) ; le poète ne faisait qu'interpréter un savoir qui venait d'elles. Les Muses étaient filles de Mnémosynè, Mémoire, et de Zeus, et cette généalogie définissait leur tâche et leur pouvoir (Hés. Théog. 53-54). Le mémorable, donc, pour le jeune Hérodote, c'était l'époque où les dieux hantaient encore les hommes et où les hommes, où même certains héros, commençaient tout juste à faire l'expérience de la condition mortelle. Au delà de ce temps des héros, il y avait, plus lointain, le temps des dieux, qu'Hésiode explorait dans sa Théogonie. Plus proche, inversement, dans les grandes familles, dans les cités, des archives conservaient des listes d'ancêtres, de magistrats. La difficulté, pour les contemporains de la jeunesse d'Hérodote, était de préciser le rapport qui les unissait à ce passé fondateur. Les sages, les savants, ne se contentaient pas, en effet, d'apprendre par cœur les poèmes transmis. Ils voulaient faire leur propre "enquête", leur historiè. A la fin du sixième siècle et au début du cinquième siècle avant Jésus-Christ, apparaissent des travaux intitulés "généalogies", "héroologies", dans lesquels on tente de faire le lien entre l'époque des héros et l'époque actuelle. Le savant Hécatée, qui habitait une cité toute proche d'Halicarnasse, la principale ville d'Ionie au sixième siècle, Milet, cet Hécatée dont Hérodote a bien connu l'œuvre, recherche la généalogie de Deucalion, des Danaïdes, des Héraclides. Lui-même, c'est Hérodote qui nous le dit, se faisait fort de rattacher sa famille à un dieu, qui serait son seizième ancêtre (II, 143). Un parent d'Hérodote, le poète épique Panyasis, avait écrit sur Héraclès et sur les migrations ioniennes. Ainsi, le temps, que l'on définissait alors comme relativement court, qui séparait l'époque actuelle du temps des héros, était peu à peu exploré par l'enquête humaine. Cet effort représentait un premier bouleversement du rapport au passé, qu'il faut préciser. En effet, le monde dans lequel naît Hérodote est caractérisé par la découverte de la spéculation rationnelle ; la science ionienne cherche les principes de l'univers et les forces qui mettent ces principes en rapport, en s'écartant toujours plus des explications religieuses traditionelles ; elle explore le monde dont elle cherche à donner une représentation figurée sous la forme de cartes. Dans cette perspective, l'enquête sur le passé de l'homme, les recherches visant à établir une continuité entre l'âge des héros et l'époque contemporaine, étaient amenées à critiquer les représentations habituelles de l'époque des héros, au nom des nouveaux critères de rationalité et de vraisemblance. Le rapport du présent au passé n'apparaissait possible qu'à la condition de pratiquer ce que l'on pourrait appeler une "démythification" du passé. Pour nous, le premier représentant d'une telle optique est Hécatée, dont je viens de parler. Retenons sa fière déclaration : "J'écris ce qui suit de la façon dont je crois que c'est vrai ; car les récits des Grecs sont nombreux et à mon avis ridicules" (fragment 1 Jacoby). L'ego s'y affirme capable de trancher seul, sans référence à la garantie divine, de ce qu'est la vérité. Et voyons sur deux exemples empruntés à l'histoire d'Héraclès en quoi consistait concrètement l'application d'une telle méthode. Parmi les travaux d'Héraclès, il y a la conduite des bœufs de Géryon et la capture de Cerbère, le chien des Enfers. Hésiode racontait ainsi le premier exploit : "Chrysaor engendra Géryon aux trois têtes, uni à Callirhoé, fille de l'illustre Océan. Celui-là, Héraclès le Fort le tua, près de ses bœufs à la démarche torse, dans Erythée qu'entourent les flots, le jour où il poussa ces bœufs au large front vers la sainte Tirynthe, après avoir franchi le cours d'Océan et tué ensemble Orthos et Eurytion le bouvier, dans leur parc brumeux, au delà de l'illustre Océan" (Théog. 288-295). Dans la version hésiodique, le parcours d'Héraclès avec les bœufs est vraiment extraordinaire, puisqu'il les conduit des lieux merveilleux qui sont au delà de l'Espagne et du fleuve Océan, le fleuve qui entoure la Terre, jusqu'à Tirynthe, en plein monde grec. Mais Hécatée ramène l'exploit à des dimensions plus acceptables : "de Géryon, (...) Hécatée dit qu'il n'a rien à voir avec la terre d'Espagne et qu'Héraclès ne fut pas envoyé dans une certaine île Erythée au delà de la grande mer, mais que Géryon fut roi de la partie de la Grèce continentale qui environne Ambracie et Amphilochie et qu'Héraclès ramena les bœufs de cete partie du continent, - et ce n'était déjà pas là une mince besogne !" (fragment 26 Jacoby). L'effort d'Hécatée consiste ici à humaniser l'exploit et à le rapprocher du cadre géographique connu de ses contemporains. Le héros n'est plus qu'un surhomme ... Et il fait la même chose pour l'histoire de Cerbère, en trouvant une "explication vraisemblable" (dixit Pausanias) : "selon lui, un serpent monstrueux était né sur le Ténare, qu'on appela le chien de l'Hadès, parce que son venin faisait mourir tout d'un coup celui qu'il avait mordu ; c'est ce serpent qu'Héraclès ramena à Eurysthée" (fragment 27 Jacoby). Lorsque Hérodote fait son enquête sur le passé, le voici donc face à tout ce travail de rationalisation, d'assimilation du monde héroïque au monde humain. S'agit-il de l'origine des guerres médiques ? Des chroniqueurs chez les Perses remontent aux enlèvements d'Io, de Médée, d'Europe et d'Hélène. Et la version que donne Hérodote, dans le prologue de ses Histoires, de leur interprétation des faits, participe précisément à cet effort d'humanisation du passé héroïque. Je vous la rappelle : Io aurait été enlevée par des Phéniciens moitié-commerçants, moitié-pirates alors qu'elle leur faisait des achats (les Phéniciens, eux, prétendent qu'elle n'a pas été enlevée, mais est partie de son plein gré, parce qu'elle avait eu des relations avec le patron du bateau et qu'elle était enceinte), en échange de quoi les Grecs auraient enlevé Europe, la fille du roi de Phénicie ; puis les Grecs auraient enlevé Médée en Colchide et refusé de la rendre à son père qui la réclamait, rapt dont Paris-Alexandre, le fils du roi de Troie, aurait argué pour enlever à son tour Hélène de Sparte ; alors les Grecs déclenchèrent la guerre de Troie, dont les guerres médiques seraient la lointaine conséquence. Dans ces controverses, on reconnaît bien, me semble-t-il, la trace du premier bouleversement dont j'ai parlé dans le rapport des contemporains d'Hérodote au passé de l'homme: le présent est rattaché au passé héroïque grâce à la "démythification" de celui-ci. Les errances tragiques d'Io poursuivie par le désir de Zeus et la jalousie d'Héra, celles d'Europe, les crimes monstrueux de la magicienne Médée, toutes ces histoires fabuleuses bien connues de chacun, sont transformées, dans la version que rapporte Hérodote, et dont il dit bien qu'il ne l'a pas inventée, en une suite purement humaine de rapts aux mobiles très terre à terre, voire mesquins : œil pour œil, femme pour femme ... Mais ici il faut à mon avis situer un second bouleversement dans la façon d'appréhender le passé; de ce second bouleversement, Hérodote est l'instigateur. Que pense Hérodote de cette façon de comprendre les origines des guerres médiques ? Vous le savez, il la refuse en bloc, ou plutôt, il l'écarte du champ de sa réflexion, de son enquête : "Pour moi, mon objet n'est pas de dire que ces événements se passèrent ainsi ou autrement ; j'indiquerai celui dont je sais qu'il fut le premier à entreprendre des actes injustes contre les Grecs puis j'avancerai dans la suite de mon récit". Il vaut la peine de se demander la raison de cette exclusion. Ph.-E. Legrand, dans le volume d'Introduction de son édition d'Hérodote (C.U.F., 1942, p. 39), l'a très bien dégagée, en rapprochant du prologue une indication qu'on trouve dans le livre III à propos de Polycrate de Samos et que je cite dans sa traduction : "Polycrate est le premier des Grecs à notre connaissance qui songea à l'empire des mers - je laisse de côté Minos de Cnossos et ceux qui avant lui, s'il y en eut, ont régné sur la mer, - le premier, dis-je, du temps que l'on appelle le temps des hommes" (III, 122). Hérodote laisse de côté le temps des héros pour ne s'intéresser qu'au temps des hommes. On peut d'ailleurs tenter de comprendre pourquoi il fait un tel choix. Hérodote a visité l'Égypte, comme Hécatée. Il sait que lorsque Hécatée s'est vanté de sa généalogie devant les prêtres de Thèbes, en disant que son seizième ancêtre était un dieu, les prêtres égyptiens lui ont ri au nez et ont refusé de croire qu'un homme puisse avoir un dieu pour ancêtre si proche ; comme preuve, ils ont montré trois-cent-quarante-cinq statues représentant une lignée d'honnêtes gens se succédant de père en fils "sans en rattacher aucun à un dieu ou à un héros" (II, 143, trad. Barguet). Hérodote est convaincu (cf. II, 50). Le temps des dieux et des héros est beaucoup plus éloigné de l'époque présente que ne le croient les Grecs. L'enquête d'Hérodote se limite donc au passé humain et il faut donner ce sens très précis au mot "hommes" dans la première phrase du prologue : "Hérodote présente ici les résultats de son enquête afin que le temps n'abolisse pas les travaux des hommes ..." (trad. Barguet). Les hommes, c'est-à-dire, ni les dieux, ni les héros. Cela ne veut naturellement pas dire que pour Hérodote les dieux n'interviennent pas dans l'histoire, bien au contraire ; mais lorsque la divinité intervient dans l'histoire des hommes, celle-ci ne devient nullement une histoire des dieux ou des héros, son caractère humain en est au contraire renforcé. Voilà donc, grossièrement esquissé, le point de départ indispensable pour bien comprendre, à mon avis, le rapport d'Hérodote aux événements passés qu'il décrit. la démythification chez Hérodote Il ne faut pas croire cependant qu'en refusant de mener l'enquête sur le temps des héros, Hérodote refuse aussi les méthodes des logographes comme Hécatée. Bien au contraire, nous allons voir qu'il lui arrive d'adopter en face des histoires humaines qu'il rapporte une attitude assez similaire de "démythification" et qu'il s'efforce souvent de leur donner une trame vraisemblable qui les arrache au domaine du conte, d'où elles viennent pourtant quelquefois. Prenons l'exemple de la première histoire racontée par Hérodote, celle de Gygès, le garde du roi Candaule, qui tua son maître avec la complicité de la reine et commença ainsi la dynastie des Mermnades par un crime que son descendant Crésus paya cinq générations plus tard. On a de nombreuses versions de l'affaire : Platon (Rép. II, 359 d), Nicolas de Damas (FGrH II A 90 F 47), Plutarque (Quaest. Hell. 302). La trame est en gros la même ; mais que de différences dans le détail ! Chez Plutarque, c'est un talisman royal, une hache, que Candaule confie à son lieutenant ; et ce geste lui portera malheur, à lui et à Gygès. Dans Nicolas de Damas (ou plutôt son modèle, Xanthos de Lydie), il y a toute une histoire d'amour entre Gygès, la reine qui se refuse et une servante éprise. Tout le monde connaît la version de Platon, traduite à Rome par Cicéron : un berger (Gygès ou son ancêtre, selon le texte que l'on adopte) trouve dans des circonstances merveilleuses, sur un cadavre nu, un anneau magique qui lui permet de voir sans être vu ; il en profite pour séduire la reine et prendre la place du roi. Chez Hérodote, enfin, Gygès voit la reine nue et se trouve ensuite contraint par elle de tuer le roi par surprise. Il est remarquable que Platon et Hérodote jouent en partie sur le même scénario : tout commence par la vue de la nudité protégée, interdite ; et le pouvoir est acquis par la possession de la reine. Mais Hérodote refuse tous les éléments du conte merveilleux : le héros n'a aucun talisman royal, ni aucun objet magique. Hérodote connaissait-il d'autres versions de l'histoire de Gygès ? On peut en tout cas parler de refus du merveilleux, car Hérodote insiste délibérément sur la faiblesse de Gygès, sur le fait qu'il n'est pas invisible (d'emblée, il a peur d'être vu par la reine, qui, de fait, le voit, et ne cesse, ensuite, de l'avoir à l'œil) ; ce qui permet à son récit de se développer, dès lors, c'est uniquement l'analyse psychologique des réactions des acteurs : l'amour fou du roi, qui déclenche son projet indécent, la peur de Gygès, la pudeur offensée de la reine, sa vengeance. Tout s'enchaîne de façon vraisemblable et inéluctable. Un autre récit, celui de l'avènement de Cyrus, permet des conclusions similaires. C'est une histoire d'ordalie royale qu'on trouve dans de nombreux contes : un enfant royal abandonné parce qu'il menacerait la souveraineté, condamné à la mort dans une montagne sauvage, c'est l'histoire d'Œdipe, celle de Paris-Alexandre ; c'est aussi celle du jeune Cyrus selon Hérodote. Il dit ici explicitement qu'il a choisi une version, la plus vraisemblable, parmi plusieurs. Cette version exclut le thème des contes, le nourrissage sauvage ; elle est centrée, dans ce cas encore, sur la psychologie : étude soignée du courtisan qui doit abandonner l'enfant, Harpage, pris entre la peur, la politique et la pitié, et du roi trompé, mais perspicace et décidé à une vengeance affreuse ; jolie peinture de la pitié toute simple de la femme du bouvier, qui recueille l'enfant, à la place de celui dont elle vient d'accoucher mort-né ; et le récit progresse à cause des réactions psychologiques caractéristiques du petit-fils du roi, qui le font reconnaître par son grand-père. Au total, l'histoire est assez horrible, comme souvent chez Hérodote ; mais tout s'enchaîne logiquement, de façon vraisemblable, compréhensible. Je voudrais prendre un dernier exemple, qui nous mènera du conte à l'histoire en faisant à nouveau apparaître le progressif recul des éléments merveilleux. Il concerne un détail dans l'œuvre, mais, peut-être, significatif : la façon dont il arrive à Hérodote de raconter ces fléaux redoutés de tous qu'étaient les pestilences. Il y a au cinquième siècle avant Jésus-Christ, deux types différents de description des pestilences. Selon un premier modèle, religieux, il y a des pestilences qui sont des maladies envoyées par les dieux, en particulier pour punir une collectivité que des crimes ont souillée. Ce genre de maladie s'abat le plus souvent à la fois sur les hommes, sur les bêtes et sur les récoltes. Au loimos s'associe alors fréquemment le limos, la "famine", les deux mots formant un groupe récurrent, non sans jeu étymologique. Selon un second modèle attesté, celui-là, dans la Collection hippocratique, le loimos est une maladie "commune" (par opposition aux maladies individuelles causées par le régime) caractérisée par une fièvre violente qui surgit brutalement dans une collectivité en raison d'une infection de l'air (Vents VI, à rapprocher de Nat. Hom. 9,3 et 5, p. 188-191 Jouanna). Deux emplois de loimos rapprochent Hérodote de la conception traditionnelle des pestilences comme étant des calamités envoyées par les dieux. Un troisième emploi, en revanche, montre un souci remarquable d'éviter tout merveilleux. Dans le livre VII (§ 171), Hérodote expose la façon dont la Pythie retint les Crétois de venir au secours des Grecs lors de la deuxième guerre médique. L'oracle leur rappela les conséquences de leur participation éclatante à la guerre de Troie aux côtés de Ménélas : "à leur retour de Troie, une famine et une pestilence les frappèrent ainsi que leurs troupeaux". Il s'agit là d'une déclaration de l'oracle d'Apollon, qui est bien dans son rôle. En le mentionnant, Hérodote veut principalement excuser les Crétois de ne pas être intervenus dans la guerre ; pour que l'excuse vaille, il faut cependant que l'avertissement de l'oracle soit crédible. Ailleurs, Hérodote s'engage beaucoup plus nettement. Il s'agit d'un passage du livre VI où l'enquêteur expose les présages qui annoncèrent aux habitants de Chios l'imminence de leur désastre. Voici le premier de ces présages : "Ils avaient envoyé à Delphes un chœur de cent jeunes gens ; deux seulement parmi eux revinrent ; une pestilence saisit et emporta les quatre-vingt-dix-huit autres" (§ 27). Le second fut l'écroulement du toit d'une école (cent dix-neuf morts, un seul survivant). Et Hérodote de conclure : "Voilà les signes que la divinité leur manifesta". Notons que la pestilence ne touche ici qu'un groupe humain et n'apparaît pas comme un châtiment ; mais c'est clairement un fléau envoyé par la divinité. Ces deux emplois concernant des pestilences d'autrefois situent très nettement Hérodote dans la perspective traditionnelle de la description des pestilences. Un troisième emploi montre cependant que l'enquêteur s'efforce pour un événement plus récent de comprendre et d'expliquer de façon entièrement rationnelle le déclenchement d'un loimos. Il s'agit de la description de la retraite de Xerxès après la défaite de Salamine, à partir du moment où le Roi laissa Mardonios en Thessalie. Hérodote s'attache d'abord à la route parcourue par les Perses à travers le Thessalie, la Macédoine et la Thrace (VIII, 115) ; puis il décrit, après un excursus, la traversée de l'Hellespont et leur arrivée à Abydos (§ 117). Pendant la route, d'abord, "partout et chez tous les peuples où leur marche les conduisait, ils s'emparaient des récoltes pour s'en nourrir ; et s'ils ne trouvaient pas de récoltes, ils mangeaient l'herbe qui pousse sur le sol, arrachaient l'écorce et cueillaient les feuilles des arbres tant cultivés que sauvages, pour les dévorer, et ils ne laissaient rien; ils faisaient cela en raison de la faim. Une pestilence et une dysenterie les attaquèrent et tout au long du chemin dévastèrent l'armée; Xerxès laissait les malades derrière lui et donnait aux cités où il passait l'ordre de les soigner et de les nourrir" (§ 115, l. 5-14). Une fois arrivés à Abydos, au contraire, l'armée "disposa de plus de vivres que pendant sa route, mais, à force de se gaver sans aucune discipline et de changer d'eaux, beaucoup des survivants moururent" (§ 117, l. 5-8). Une première remarque concernant ce récit est que les fléaux qui s'abattent sur l'armée perse ne sont pas présentés comme des châtiments divins. Artabane (comme d'ailleurs Darius le disait aussi dans les Perses d'Eschyle aux vers 792-794) avait annoncé que la terre serait parmi les ennemis de la Perse, en engendrant la famine (VII, 49) ; mais il évoquait l'avancée des troupes en Europe et non une retraite improvisée. Et en tout cas, rien dans la description ne suggère l'intervention merveilleuse des dieux. En second lieu, la progression du récit se fait en deux étapes. Dans la première, la famine conduit les troupes à ne pas reculer devant une nourriture habituellement réservée au bétail, un régime sauvage. Et des maladies, pestilence et dysenterie, surviennent. Dans la deuxième, au contraire, les soldats usent brutalement d'un régime pléthorique et changent d'eau : ils meurent en grand nombre. Ces deux étapes sont explicitement mises en rapport l'une avec l'autre (§ 117 l. 6). Il y a un lien explicite, dans la syntaxe de la phrase qui décrit la seconde étape, entre le régime suivi et les maladies. Je pense que, de la même façon, il faut comprendre, même si ce n'est pas dit explicitement par Hérodote, que les maladies de la première étape sont liées au régime suivi par l'armée dans sa longue marche. Un tel lien fait penser à des analyses médicales attestées ensuite dans la Collection hippocratique. On pourrait citer de nombreux textes qui insistent sur la nocivité des changements de régime : "il résulte pour l'homme autant de dangers d'une abstinence intempestive que d'une intempestive réplétion", à tel point que même le passage d'un à deux repas par jour (ou réciproquement) peut être à l'origine d'une "maladie grave" (Ancienne médecine, chap. X, I 590 Li = p. 42,11 Heiberg, trad. Festugière); et Hérodote connaît le principe général de la nocivité, pour la santé, des changements en toutes choses ("c'est dans les changements qu'est surtout l'origine des maladies des hommes, changements de toutes choses et en particulier changements des saisons", II, 77), qu'on trouve, par exemple, au premier aphorisme du livre III des Aphorismes. L'importance du choix des eaux pour conserver une bonne santé est mentionnée dans le traité Des airs, des eaux et des lieux (chap. 7 à 9, p. 34-46 Diller), et Hérodote la connaît parfaitement. L'auteur du traité Maladies II 2 (p. 194 Jouanna = VII 86 Li) analyse une maladie qui, comme celle des soldats perses, "se produit à la suite d'excès de boisson, d'une alimentation riche en viande ou d'un changement d'eau. Un autre point de contact entre le récit de la marche des Perses et les traités hippocratiques est cependant remarquable. Au début du traité de l'Ancienne médecine, le médecin analyse en particulier les conséquences prévisibles pour les hommes d'un retour à l'alimentation sauvage dont usaient leurs ancêtres ; ce raisonnement s'inscrit dans un ensemble dans lequel il cherche à expliquer l'origine de la médecine diététique par comparaison avec l'origine de la cuisine : la médecine est née de la constatation selon laquelle les malades ne supportaient pas le même régime que les gens bien portants ... "De plus, pour ma part, je pense qu'à l'origine on n'aurait pas découvert le régime et l'alimentation dont usent de nos jours les gens bien portants si la survie de l'homme était assurée par les mêmes aliments et boissons que ceux du bœuf, du cheval et de tous les êtres vivants hormis l'homme, à savoir les produits de la terre, fruits, branchages, fourrage : ils s'en nourrissent, en tirent leur croissance et une vie sans souffrances, et ils n'ont absolument pas besoin d'un autre régime. A l'origine, il est vrai, je crois que l'homme lui aussi avait ce genre d'alimentation et que le régime actuel est le résultat, acquis au cours d'une longue période de temps, de découvertes et d'inventions. En effet, comme leur régime violent et sauvage leur causait des maladies graves dues à l'ingestion d'aliments crus, intempérés et chargés de grandes forces, - et de la même façon, encore maintenant, ces aliments feraient tomber les hommes dans de violentes souffrances, des maladies et des morts rapides (sans doute est-il vraisemblable qu'ils en souffraient moins alors en raison de leur accoutumance, mais ils devaient en souffrir même alors fortement) (...), - en raison de cette nécessité, nos ancêtres me semblent avoir cherché une nourriture adaptée à leur nature et découvert celle dont nous usons : ils humectèrent et mouillèrent les grains de blé, dont, une fois moulus, mondés, pétris et cuits, ils firent le pain, et, à partir des grains d'orge, la galette (...)" (Chap. 3, I 576 Li = p. 38 Heiberg). Le lien logique, qui est seulement implicite chez Hérodote, entre une nourriture sauvage et des maladies entraînant rapidement la mort, est ici explicite et présenté comme imposé par la vraisemblance. Mais on est tout à fait dans le même type de pensée. Cependant, un point écarte Hérodote des textes médicaux conservés. Jamais la Collection hippocratique n'associe pestilences et changements de régime. Comment Hérodote mène-t-il donc son récit ? On aura remarqué que se trouvaient à nouveau rapproché chez lui, comme dans la conception traditionnelle des pestilences, le limos du loimos. Mais le rapport récurrent entre les famines et les pestilences est ici interprété et devient rationnellement compréhensible. D'un côté, la "famine" est associée à un régime cru et sauvage, dont la nocivité est bien compréhensible dans le cadre de la pensée médicale contemporaine. De l'autre, la "pestilence" se joint à la "dysenterie", maladie du ventre bien connue et explicable par le régime suivi. En somme, Hérodote se distingue de la théorie médicale, car il cherche à interpréter rationnellement l'alliance traditionnelle de la "famine" et de la "pestilence". Il passe ici du schéma traditionnel des pestilences dans les contes à l'histoire rationnellement compréhensible. Merveilleusement humain Dans la préface que J. de Romilly a bien voulu donner à mon petit choix de textes d'Hérodote du Livre de poche, il y a une formule qui résume on ne peut mieux la place d'Hérodote entre le conte et l'histoire. J. de Romilly parle de "cette œuvre qui, merveilleusement, est déjà de l'histoire, et qui, non moins merveilleusement, est encore un conte, subtil, coloré et humain". Ce qui me paraît particulièrement juste, c'est cette alliance du mot "merveilleusement" et du mot "humain" ; il y a un adjectif qui qualifie les actes humains dont dans le prologue Hérodote dit qu'il assure la mémoire : Thaumasta, qu'on peut traduire par "merveilleux" ou par "étonnants". Hérodote ne décrit que l'humain, et la psychologie humaine, et l'action humaine ; mais il garde devant tout ce qui pourrait paraître si souvent trop humain une faculté toujours intacte d'émerveillement, d'étonnement, qu'il a le don de faire partager à ses lecteurs.
Par : P. Demont
Les découvertes de la médecine grecque, P. Demont
Conférence publiée en 1991) Les découvertes de la médecine grecque sont ce que les médecins grecs ont eu conscience de découvrir, ont cru découvrir. C'est aussi ce qui, de notre point de vue, représenta une avancée toujours valable dans l'art médical. Les deux points de vue devront souvent être distingués. Précisons que par "médecine grecque", j'entends la médecine écrite en grec depuis le cinquième siècle avant notre ère jusqu'à Galien, au second siècle de notre ère. I. Origines et débuts de la médecine grecque La question de l'écriture n'est pas sans importance. La médecine grecque existait en effet bien avant les premiers textes médicaux conservés. Elle était enseignée de façon orale ou semi-écrite dans des groupements de médecins à caractère souvent familial et/ou local qui se plaçaient sous le patronage de divinités guérisseuses comme Asclépios. En ce qui concerne la chirurgie, l'étude des ossements mycéniens suggère que dès le second millénaire avant notre ère la trépanation crânienne était pratiquée pour des fractures du crâne (pour des raisons qui n'étaient pas uniquement religieuses) avec une technique chirurgicale certaine, mais des résultats souvent catastrophiques. Les épopées homériques, qui veulent décrire, au huitième siècle, la vie de ces sociétés bien antérieures, attestent l'existence d'une traumatologie fort développée : on y recense quelque 147 blessures décrites avec assez de précision pour être nettement identifiables par les médecins actuels ; mais il est aussi question de soins par les "drogues" (pharmaka, utilisées principalement comme évacuant) pour les maladies internes. Le vocabulaire qu'elles utilisent pour la description du corps humain, relativement précis pour certaines parties du squelette, est très vague pour les organes internes. Comme dans d'autres sociétés (par exemple la société babylonienne), le rôle du foie (hèpar), l'organe le plus gros et le plus sanguin qu'on remarque lorsqu'on ouvre le ventre d'un animal sacrifié aux dieux, est fortement valorisé. Le phrèn (mot qui signifie à la fois "diaphragme", "entrailles", "esprit", "cœur" et qui a une longue postérité jusqu'à nos jours) semble bien être la source de la vie, des émotions et de la pensée. À la fin de la période archaïque, voici comment le poète Pindare décrit, au début du cinquième siècle, les soins procurés aux temps héroïques par le centaure Chiron : "Tous ceux qui venaient à lui, porteurs d'ulcères nés dans leurs chairs, blessés en quelque endroit par l'airain luisant ou la pierre de jet, le corps ravagé par l'ardeur de l'été ou le froid de l'hiver, il les délivrait chacun de son mal, tantôt en les guérissant par de doux charmes, tantôt en leur donnant des potions bienveillantes, tantôt en appliquant à leurs membres toutes sortes de remèdes ; tantôt enfin, il les remettait droits par des incisions". Le choix entre des procédés magiques et des soins par les drogues, les onguents ou la chirurgie est remarquable. La médecine pratiquée dans les sanctuaires associait d'ailleurs parfois ces types de traitement : le malade passait souvent la nuit dans l'enceinte sacrée, y recevait un rêve qui annonçait le traitement à subir ou opérait la guérison. Une question très discutée est celle des influences subies par la médecine grecque. Les Grecs eux-mêmes, comme on le voit dès Homère, puis dans l'œuvre d'Hérodote, admiraient leurs devanciers égyptiens pour leurs drogues, leurs multiples spécialités médicales, leur connaissance de l'ophtalmologie. De plus, nous possédons des textes médicaux égyptiens fort précis dont l'interprétation n'est d'ailleurs pas toujours aisée. Mais la comparaison est difficile entre les papyrus d'Égypte (qui sont antérieurs, et souvent de beaucoup antérieurs, à la fin du second millénaire avant notre ère) et les premiers textes médicaux grecs, au cinquième siècle. Nous y reviendrons. Le premier en tout cas, à mettre en scène la supériorité de la médecine grecque est Hérodote, dans deux anecdotes qui concernent l'un des premiers grands médecins grecs historiques connus, Démocédès de Crotone (en Italie du sud, dans une cité pythagoricienne), à la fin du sixième siècle avant notre ère. Le roi de Perse Darius, souffrant d'une entorse, ou plus exactement, car le texte d'Hérodote est très précis, d'un déboitement de l'astragale qu'on peut interpréter comme une luxation sous-astragalienne, avait été soigné par ses médecins habituels, des médecins égyptiens, mais avec des procédés violents qui avaient accru ses souffrances de façon épouvantable. Il apprend que parmi ses prisonniers se trouve Démocédès, qu'il oblige à venir le soigner. Démocédès, "appliquant des remèdes grecs, faisant succéder l'emploi de la douceur à celui de la force" permet à Darius de retrouver le sommeil, puis la santé. Plus tard, Démocédès soigne un abcès au sein de la reine Atossa. Le texte d'Hérodote est organisé autour de l'opposition entre la violence barbare et la douceur, l'intelligence grecques, aussi bien en politique qu'en médecine. Mais on a pu aussi le rapprocher des traités hippocratiques sur le traitement des fractures et des articulations qui furent rédigés plus tard au cours du cinquième siècle et montrer ainsi que la médecine chirurgicale qu'ils attestent était déjà pratiquée, et très renommée, dès la fin du sixième siècle. Les traités hippocratiques sont cependant les premiers témoignages précis que l'on ait sur la médecine grecque. II. La Collection Hippocratique Ce qu'on appelle "traités hippocratiques" est un ensemble d'une soixantaine de textes médicaux écrits en dialecte ionien aux cinquième et sixième siècles avant notre ère. Leur provenance, les théories qu'ils développent, leurs auteurs sont divers. Ils sont présentés de façon anonyme ; l'auteur y intervient cependant souvent, et avec vigueur, à la première personne ; d'autre part, il est fréquent de rencontrer, dans des traités différents, ou même parfois à l'intérieur d'un unique traité, des passages presque littéralement identiques : ces œuvres, pour personnelles qu'elles soient, s'insèrent donc dans le travail d'écoles médicales et ont un caractère collectif. Les traités chirurgicaux, dont on vient d'avoir un aperçu, reposent sur une connaissance approfondie du squelette humain, connaissance qu'ils supposent souvent aussi chez leur lecteur. Au dix-neuvième siècle encore, un chirurgien célèbre, Joseph Eléonore Pétrequin, consacra ses loisirs de trente années à leur édition et à leur commentaire, une œuvre qui n'a pas été remplacée. La chirurgie antique, en Grèce comme ailleurs, ne con naissait pas l'anesthésie et ne pratiquait l'antisepsie que de façon empirique, en particulier par la cautérisation. Cela limitait considérablement ses possibilités d'intervention. Certains remèdes appliqués par les médecins grecs se trouvaient déjà dans les papyrus médicaux égyptiens ; d'autres (vin ou vinaigre par exemple) devaient cependant avoir un peu plus d'efficacité antiseptique que certains remèdes égyptiens comme celui qui consistait à appliquer de la viande "vivante" ; à la différence de ces derniers, les traités grecs sont entièrement dégagés de tout caractère magique. Insistons d'emblée sur cet aspect essentiel qui fait l'unité, au delà de l'hétérogénéité des textes, de la médecine hippocratique : il s'agit d'une médecine exclusivement rationnelle, même si elle reste marquée souvent par des présupposés, des obstacles épistémologiques qui l'empêchent d'être véritablement scientifique. Ces obstacles sont relativement peu visibles dans les traités chirurgicaux, très techniques et précis ; rappelons que le mot "chirurgien" signifie en grec "celui qui travaille, qui opère avec ses mains". La doctrine repose très largement sur la notion de "nature" humaine : le bon médecin doit connaître la position naturelle des os lorsque le corps est au repos et il doit s'efforcer en réduisant les fractures de parvenir à une consolidation qui fasse trouver au corps ses attitudes naturelles. Le "chirurgien" et ses aides connaissaient de nombreuses méthodes adaptées à chaque cas particulier. La chirurgie hippocratique est célèbre pour la précision du traitement des fractures et des luxations, pour la finesse de ses descriptions de la trépanation cranienne, des sutures et pour sa théorie des fractures par contrecoup. Par comparaison, le niveau de la médecine hippocratique en anatomie et en physiologie était et resta très médiocre. Faute, très probablement, de pratiquer la dissection humaine, les médecins n'avaient qu'une connaissance très faible des organes humains, et presque aucune idée de leurs fonctions, ils ignoraient le rôle du cœur (dans la Collection hippocratique un même mot, phlebs, désigne les veines, les artères et les autres vaisseaux, qui sont supposés charrier souvent de l'air ou des "semences" autant que du sang). Le système digestif lui aussi était méconnu : le transit des aliments était simplement analysé comme une "cuisson" aboutissant à la formation de sang, cuisson plus ou moins bien réussie. Les nombreux traités consacrés à la conception et à la formation du foetus les décrivent comme un processus de "fixation" et de "coagulation" des semences masculines et féminines, issues ou bien du cerveau (par un parcours complexe), ou bien du corps tout entier (c'est la théorie dominante dans la Collection hippocratique) ; et sa croissance est largement décrite à partir d'images implicites ou explicites, empruntées par exemple à la pousse des végétaux. La faiblesse des connaissances anatomiques explique en partie un trait essentiel de la physiologie hippocratique : le développement des théories humorales du corps humain. Insistons bien sur le fait qu'aux cinquième et quatrième siècles, ces théories sont diverses, voire opposées ; le sens même d'un mot comme "phlegme" évolue considérablement, puisqu'on passe de "inflammation" à "flegme" (c'est-à-dire une humeur froide) ; la distinction (imaginaire !) entre deux sortes de biles, l'une jaune, l'autre noire, est élaborée peu à peu ; les médecins polémiquent, chacun pensant avoir "découvert" la véritable nature des éléments constitutifs de l'homme. Parallèlement aux théories philosophiques des éléments premiers du monde naturel (Empédocle : air, eau, feu, terre), les systèmes bâtis sont souvent à quatre termes : sec, humide, chaud, froid dans le traité Maladie sacrée, sang, bile, eau et phlegme dans Génération, et surtout sang, phlegme, bile jaune et bile noire dans Nature de l'homme ; ce dernier découpage eut un très grand succès, par l'intermédiaire de la théorie, très ultérieure, des quatre "tempéraments" (sanguins, phlegmatiques, bilieux et atrabilaires) qui domina l'histoire de la médecine occidentale. Ces théories humorales sont particulièrement révélatrices du niveau à la fois très rationnel et non scientifique de nombreux traités hippocratiques. Comment le médecin hippocratique voyait-il les maladies ? Il observait avant tout la fièvre (sans la mesurer, mais en notant soigneusement les jours auxquels elle apparaissait et les jours de rémission), le comportement général (sommeil, conscience ou inconscience, agitation ou calme) et les déjections (décrites avec soin). Les principales maladies dans le monde antique étaient le paludisme et les maladies pulmonaires : la fréquence du paludisme explique l'importance accordée à la périodisation des fièvres, qui fait l'objet de descriptions et de théories minutieuses. Comme l'écrit le docteur Grmek, "dès la fin du cinquième siècle, la malaria est la maladie par excellence du monde grec ; sa fréquence et la variété de ses manifestations cliniques font qu'on ne s'aperçoit pas de son unité nosologique ; on en a fait une multitude de maladies différentes". Il faut ici faire une distinction entre deux grands groupes de textes hippocratiques, que de nombreux parallélismes structurels et littéraux imposent. D'un côté, des traités comme Maladies I, Maladies II, Maladies III, Affections, Affections Internes, identifient un très grand nombre de maladies bien individualisées, dont ils présentent la sémiologie, le pronostic et/ou la thérapeutique, ces différents aspects étant très nettement séparés. Les noms donnés correspondent à un découpage de la réalité nosologique très différent du nôtre, et il ne faut pas se laisser abuser par la ressemblance ou l'identité avec les termes modernes. De l'autre, des œuvres comme les Épidémies insèrent les maladies qu'un médecin itinérant a rencontrées au cours de ses visites en un lieu donné (c'est le sens de Épidémies) dans leur environnement climatique (la saison, les caractéristiques de l'année) et géographique (situation générale de la cité, adresse particulière du malade) ; elles offrent de plus des descriptions cliniques individualisées d'une netteté, d'une rigueur et d'une probité inégalées jusqu'au seizième siècle. Les soins prodigués, limités aux cas non déclarés incurables, reposaient sur une analyse et une description précises des symptômes (l'exactitude de cette description permettant de gagner la confiance du malade), un diagnostic et un pronostic. Ils visaient principalement à venir en aide au corps et au processus naturel de restauration de l'état de santé. D'où une prudence attestée bien souvent : le médecin doit "aider, ou du moins ne pas nuire" ; en particulier, il doit éviter toute intervention pendant le processus d'aggravation de la maladie qui mène à la "crise" (ou "jugement"). Ses soins reposaient principalement sur les drogues, pharmaka (en particulier les purgatifs et les vomitifs) et sur le régime, diaitè. Les drogues étaient élaborées à partir de quelque trois cents substances variées, dont deux cent cinquante plantes ; certaines venaient d'Égypte. Les prescriptions concernant le régime, c'est-à-dire aussi bien l'alimentation que les exercices, l'usage des bains ou la sexualité, sont, en Grèce comme en Égypte, multiples : le principe essentiel est la nocivité des changements brutaux et la nécessaire progressivité. Mais le médecin pouvait aussi intervenir par cautérisation (kaiein) ou incision (temnein), la saignée étant en particulier très fréquemment employée. Voici deux exemples, empruntés à chacun des deux grands groupes de textes. Le premier a l'intérêt de montrer comment le médecin pratiquait l'auscultation dite "immédiate". Laennec, lorsqu'il invente au début du dix-neuvième siècle l'auscultation "médiate", se réfère encore à ce texte, jusque dans les fiches de ses malades. Il s'agit d'une pneumopathie appelée "empyème" : "Lorsqu'à la suite d'une péripneumonie un empyème se forme, le malade est pris de fièvre, d'une toux sèche et de difficultés respiratoires; ses pieds se gonflent et ses ongles des mains et des pieds se rétractent. Dans ce cas, quand le malade en est au dixième jour après le début de l'empyème, donnez-lui un bain dans beaucoup d'eau chaude ; pilez de la racine d'arum, gros comme un osselet, ajoutez un grain de sel, du miel, de l'eau et un peu de graisse ; tirez la langue et infusez dans le poumon cette préparation qui sera tiède. Ensuite, secouez-le par les épaules. Si vous arrivez par cette préparation à provoquer l'éruption du pus, c'est parfait ; sinon (...). Si l'éruption ne se produit pas sous l'effet des liquides infusés (il arrive en effet souvent que le pus fasse éruption dans la cavité et aussitôt le malade se sent mieux quand le pus est passé d'un lieu étroit dans un endroit spacieux), quand un certain temps s'est écoulé, la fièvre devient plus forte, la toux survient, le côté est douloureux ; le malade ne peut se coucher sur le côté sain, mais seulement sur le côté qui lui fait mal ; les pieds enflent, ainsi que les creux sous les yeux. Dans ce cas, au quinzième jour après l'éruption, donnez au malade un bain dans beaucoup d'eau chaude, faites-le asseoir sur un siège qui ne bougera pas ; un autre lui tiendra les bras, et vous, en le secouant par les épaules, tendez l'oreille pour savoir de quel côté le bruit se fait entendre ; il est souhaitable de faire l'incision du côté gauche, car le risque de mort est moins grand. Si vous n'entendez pas le bruit par suite de la viscosité et de l'abondance du pus (cela se produit parfois) pratiquez l'incision du côté qui est enflé et le plus douloureux, le plus bas possible, plutôt en arrière du gonflement qu'en avant, afin que vous ménagiez au pus une issue par où il puisse facilement s'écouler. L'incision se fera entre les côtes, d'abord avec un bistouri convexe pour la peau, ensuite avec un bistouri pointu ; entourez l'instrument d'une bande d'étoffe, laissant à découvert seulement la pointe du bistouri sur une longueur égale à celle de l'ongle du pouce, et enfoncez-le. Ensuite, laissez sortir la quantité de pus que vous jugerez convenable, placez un tampon de lin écru auquel vous aurez attaché un fil. Laissez sortir le pus une fois par jour. Au dixième jour, laissez sortir tout le pus et mettez une compresse fine. Ensuite injectez du vin et de l'huile tièdes à l'aide d'une canule, pour éviter un brusque desséchement du poumon habitué à être baigné par le pus. On évacuera le soir le liquide injecté le matin et le matin le liquide injecté le soir. Une fois que le pus est fluide comme de l'eau, gluant quand on le touche avec un doigt et ne sort qu'en petite quantité, placez une sonde d'étain creuse. Une fois que la cavité est complètement desséchée, raccourcissez la sonde progressivement et cicatrisez la plaie, jusqu'à ce que vous enleviez complètement la sonde. Voici un signe qui indique si le malade va réchapper : si le pus est blanc, pur et contient des filaments de sang, le malade guérit dans la majorité des cas ; en revanche si le pus qui s'écoule le premier jour ressemble à du jaune d'œuf et si le pus qui s'écoule le lendemain est épais, verdâtre, malodorant, les malades meurent après l'écoulement total du pus." Dans ce texte de Maladies II, on trouve à la fois une description remarquable de ce qu'on appelle encore hippocratisme digital ou doigts hippocratiques, la première attestation dans l'histoire de la médecine clinique de l'auscultation "immédiate" et la description de l'exploration par "succussion" encore appelée hippocratique (qui consiste à secouer le malade pour entendre la fluctuation du pus). À titre de curiosité, je cite une observation de Laennec à propos d'une de ses malades : "J'annonçais alors qu'en secouant le tronc de la malade, on allait entendre la fluctuation du liquide. La commotion pratiquée selon le procédé d'Hippocrate donna effectivement ce résultat de la manière la plus évidente". Le second texte est un extrait du livre VII des Épidémies : "Chez le surveillant du grand navire, à qui l'ancre avait écrasé l'index et l'os de la main droite, une inflammation survint, une gangrène sèche, et de la fièvre. Il fut purgé modérément le cinquième jour ; les accès de chaleur se relâchèrent ainsi que les douleurs ; un bout de doigt tomba. Après le septième, un ichor sortit de façon satisfaisante ; après cela, il déclara qu'avec sa langue il n'arrivait pas à tout expliquer. Prédiction : la tension en arrière va arriver. Les mâchoires se rejoignaient en se serrant l'une sur l'autre, puis le mal gagnait la nuque ; au troisième jour, il était tout entier contracté en arrière avec sueur ; au sixième jour après la prédiction, il mourut". De tels pronostics marquent, comme l'écrit le docteur Grmek, "le triomphe de la méthode d'observation clinique". Le mot opisthotonos, encore employé de nos jours pour ce cas, figure dans le texte grec ; mais il n'a pas encore le sens technique actuel et garde toute sa force imagée. Comme souvent dans les Épidémies, il n'est pratiquement pas question du traitement proposé. Ces deux textes, il faudrait en citer bien d'autres, montrent suffisamment plusieurs aspects de la médecine hippocratique. Technicité du diagnostic clinique, objectivité de la description, prudence et progressivité dans le traitement. Terminons ce bref survol par le rappel de l'élément peut-être essentiel : l'absence d'explication ou de traitement irrationnels. Il s'agit parfois d'un refus explicite. Voici ce que dit un médecin à propos de l'épilepsie, que le peuple tenait pour une maladie "sacrée" : "Voici ce qu'il en est de la maladie dite sacrée : elle ne me paraît avoir rien de plus divin ni de plus sacré que les autres" (De la maladie sacrée, c. 1). "Il ne faut pas croire que la maladie est plus divine que les autres, car toutes sont divines et toutes sont humaines et chaque maladie a sa cause naturelle et sa propriété particulière" (c. 18). On ne saurait exagérer l'importance de la médecine hippocratique dans la tradition occidentale. Dès le troisième siècle, les médecins consacrèrent une part de leur temps à l'exégèse d'Hippocrate. Mais le rôle essentiel fut à cet égard joué par Galien, au deuxième siècle après J.-C., comme on le verra. III. La médecine hellénistique et romaine Avec l'ouverture du monde due aux conquêtes d'Alexandre (336-323 avant J.-C.), la médecine grecque fit des progrès considérables. Les très grandes villes fondées dans les nouveaux royaumes hellénistiques permettaient aux médecins d'acquérir une expérience considérable sans avoir à se déplacer, de disposer d'instruments de travail jusqu'ici inconnus, bibliothèques très riches, salles d'examen. Le patronage accordé par les souverains à ce qui touchait à la culture joua aussi son rôle. Les travaux scientifiques se développèrent en dehors de tout tabou et de toute censure. Enfin, dans la principale des cités hellénistiques, Alexandrie, le contact direct avec une tradition médicale renommée compta certainement aussi. Il ne faut pas négliger non plus l'influence considérable exercée par un fils de médecin et disciple de Platon, Aristote, certainement bon connaisseur lui-même d'une partie de la Collection hippocratique, et héritier de toute la pensée philosophique antérieure, qui fit progresser la biologie de façon spectaculaire. Les animaux, comme le note G. Lloyd, étaient pour l'aristotélisme un domaine privilégié pour l'observation des causes qu'il privilégiait, les causes "finales". Il en décrit plus de cinq cents espèces, qu'il s'efforce de classer dans une échelle hiérarchisée de perfection croissante ; il n'y aura pas de progrès après lui sur ce point jusqu'à Linné. De nombreuses descriptions sont marquées par des présupposés préscientifiques. D'autres, cependant, au moins une cinquantaine, reposent sur la dissection et ont conduit à des remarques décisives, dont la valeur ne fut parfois reconnue que beaucoup plus tard. Aristote, cependant, n'a jamais, semble-t-il, disséqué d'homme, bien qu'il ait étendu à l'homme des remarques faites à propos de dissections animales. La connaissance de l'anatomie du cerveau, par exemple, progresse beaucoup ; le rôle central du cœur dans le système vasculaire est établi (mais avec des erreurs anatomiques : pour Aristote, le cœur a trois ventricules) et ce système reçoit enfin une description approximative, mais acceptable. La dissection humaine et même la vivisection animale et humaine, furent en revanche pratiquées à Alexandrie au début du troisième siècle. Pendant un bref instant, semble-t-il, les interdictions religieuses, morales et sociales disparurent. Faut-il incriminer la constitution d'une nouvelle société d'intellectuels grecs entièrement libres, l'audace personnelle d'un homme comme Hérophile ? En tout cas, Alexandrie, célèbre aussi par sa bibliothèque et son "musée", devint, en l'espace de quelques années, le principal centre médical du monde antique. Trois grands noms dominent, entre lesquels il est quelquefois difficile de démêler la part qui revient à chacun : Praxagoras, Hérophile, Érasistrate. Limitons-nous ici à Hérophile. La dissection et cet acte si horrible qu'est la vivisection humaines, en sus de la dissection et de la vivisection animales que d'autres avaient déjà pratiquées et qui furent, elles, poursuivies après Hérophile, lui permirent des progrès considérables en anatomie. Dans la description du cerveau d'abord, Hérophile distingue comme Aristote cerveau et cervelet, mais il observe aussi pour la première fois les ventricules cérébraux. Il est le premier à étudier les nerfs de façon anatomique, et donc irréfutable ; selon Galien, il aurait repéré par exemple plus de sept paires de nerfs du crâne, dont le nerf optique. Mieux encore, il distingue entre nerfs moteurs (qu'il nomme d'un nom aristotélicien, proairetika) et nerfs sensoriels (aisthètika). Il est vrai que nerfs, tendons, ligaments et muscles semblent chez lui faire partie d'une même catégorie générale. Il fait la première description clinique précise du foie humain. Le duodenum lui doit son nom, via la traduction en latin (dodekadaktylon en grec, "douze doigts", en latin duodenum "douze chaque"). Les organes sexuels sont décrits avec une précision remarquable (par exemple épididyme et canal déférent chez l'homme, ovaires et trompes chez la femme, mais les organes féminins sont interprétés comme les équivalents des organes masculins, et appelés du même nom : testicules et canaux déférents). Enfin, Hérophile clarifie pour la première fois l'anatomie du système sanguin. On a vu qu'Aristote, après bien d'autres, s'y était beaucoup intéressé. Il semble que ce soit Praxagoras qui le premier ait distingué entre "veines" et "artères" (mais les "artères", chez lui, ne transportent que du souffle). Plusieurs traités hippocratiques témoignent des nombreuses recherches en cours aux quatrième et troisième siècles sur ce point. Aristote observe le premier l'existence d'une "pulsation" dans tous les vaisseaux (qu'il attribue à la "pneumatisation" de la nourriture). Hérophile établit que le cœur est la cause du mouvement des artères, mouvement bien distinct des tremblements dus aux nerfs et des tensions musculaires, mouvement divisé en deux phases, "systole" et "diastole", mouvement que le médecin peut et doit mesurer, avec une clepsydre, en fonction de son importance, de son rythme, de sa vitesse et de sa force aux différents âges de la vie pour en tirer des pronostics. Ce n'est bien sûr pas la découverte de la circulation du sang. Mais la théorie du pouls d'Hérophile est une avancée considérable dans l'histoire de la médecine. Sans cesse raffinée et précisée par ses successeurs, elle constitua pendant des siècles un des éléments déterminants du diagnostic et du pronostic. Après Praxagoras, Érasistrate et Hérophile, la médecine hellénistique ne fit pas de progrès aussi spectaculaires. Les développements les plus notables concernent la théorie du pouls, comme on vient de le voir, et la pharmacologie, l'aboutissement des recherches sur les plantes étant l'œuvre de Dioscoride. Le débat principal opposa en fait les tenants de la possibilité, par l'anatomie et par le raisonnement, de découvrir les causes cachées des maladies, c'étaient les disciples d'Hérophile et d'Érasistrate, et ceux qui refusèrent une telle possibilité et adoptèrent une position dite "empirique". Face aux (fort divers) "dogmatiques" ou "logiciens", se constitua ainsi à Alexandrie, dès le milieu du troisième siècle, une école ou "secte" médicale empirique, fondée par Philinos de Cos, un Hérophiléen dissident. Est-ce à son succès qu'il faut attribuer la chute très rapide de l'intérêt pour l'anatomie, même chez les Hérophiléens ? Dans cette école, en tout cas, on refuse l'expérimentation, la recherche de l'invisible, on estime ne pas pouvoir parvenir aux causes des maladies et l'on se borne donc à enregistrer les symptômes accessibles aux sens et les traitements efficaces dans la pratique quotidienne. Une nouvelle école apparaît alors, la secte "méthodique", dont le représentant le plus fameux est Soranos d'Éphèse, médecin romain du premier siècle de notre ère que nous connaissons presque uniquement par sa gynécologie. C'est en fait le premier gynécologue vraiment moderne. Je renvoie ici à l'introduction générale de l'édition en cours de son œuvre Maladies des femmes dans la CUF, qui situe remarquablement son rôle. Avant Soranos, il y avait eu Asclépiade de Bithynie, au deuxième siècle avant J.-C., qui semble avoir abandonné le système d'explication par les humeurs au profit d'une explication par les "particules élémentaires" du corps, saisissables seulement par la raison. Il est difficile de voir comment est issue de cet enseignement l'école "méthodique" de Thessalos, au début du premier siècle de notre ère. Celle-ci cherchait à saisir les "communautés" qui caractérisent l'état de santé et à ramener le corps malade à ces quelques états principaux. L'exemple de Soranos montre en tout cas que, contrairement à ce que soutient Galien, il n'y a pas de véritable homogénéité de la secte méthodique, pas plus que des autres écoles médicales, parmi lesquelles il faudrait aussi mentionner l'école "pneumatique", qui attribuait au "souffle vital", le pneuma, toutes les manifestations de la vie ; Archigène d'Apamée, l'un des médecins ""pneumatiques", à l'époque de Trajan, étudia fort en détail les différentes qualités du pouls dans une œuvre que nous connaissons à travers les emprunts et les ajouts qu'y fit Galien dans ses traités sur le pouls. IV. Galien de Pergame (129-c. 200) Dans ce contexte de luttes très âpres entre médecins opposés, Galien, à l'écart de toutes les tendances, construisit une œuvre qui représente l'aboutissement de la médecine grecque antique. Il a laissé un ensemble de traités étonnamment riche, plus de vingt mille pages ! il s'agit d'une véritable "encyclopédie des sciences médicales" de l'Antiquité, mais sans aucun dogmatisme : "la discussion avec l'adversaire éventuel, la réfutation d'objections réelles ou possibles, l'exposé et la critique d'opinions étrangères y occupent une place importante". Comme il mêle à ses discussions médicales de nombreux renseignements concernant sa vie, nous sommes parfaitement renseignés sur ce qu'il fut et sur l'élaboration de son œuvre. Il est né à Pergame en 129 après J.-C. : "J'ai été éduqué par un père qui était un savant en arithmétique, en calcul et en littérature, et qui m'a nourri de ces disciplines et des autres sciences qui font partie de l'éducation. Quand j'eus quinze ans, il m'amena à l'étude de la dialectique, pour que mon esprit s'attache uniquement à la philosophie. Ensuite, alors que j'avais dix-sept ans, il fut influencé par des songes très clairs et me fit entreprendre l'étude de la médecine". Le niveau médical à Pergame était fort élevé, en particulier en raison de la présence d'un important sanctuaire médical d'Asclépios, où se côtoyaient médecine religieuse et médecine scientifique. Pendant plus de dix ans, grâce à la richesse de sa famille, Galien poursuivit sa formation philosophique et médicale dans plusieurs grandes villes de l'Orient, y compris Alexandrie, sans jamais s'attacher à aucune secte philosophique ou médicale. À vingt-huit ans, il est choisi comme médecin officiel de Pergame préposé aux gladiateurs, et le resta au moins quatre ans. Il déclare avoir à cette occasion inventé de nouveaux traitements pour les tendinites et les déchirures musculaires. "Ayant examiné un des gladiateurs dits équestres, qui avait une déchirure oblique très profonde sur le devant de la cuisse à la partie inférieure, je remarquai que la lèvre supérieure de la blessure était rétractée vers le haut et l'inférieure vers le bas, en direction de la rotule ; je renonçai à ce qu'on appelle le traitement en largeur et j'eus la hardiesse de rapprocher, en les cousant l'une à l'autre, les parties des muscles séparées. Je veillai soigneusement à y recoudre les tendons après les avoir dénudés de leur peau. Cette opération, je ne l'avais jamais vu pratiquer par aucun de mes professeurs". Galien explique qu'eux ne connaissaient pas suffisamment l'anatomie des tendons de la cuisse et continue : "Cela aussi a échappé aux anatomistes des générations antérieures de même d'ailleurs que beaucoup de choses concernant les muscles entiers et davantage encore les veines, les artères et les nerfs. Mais maintenant, beaucoup de mes disciples les savent déjà et l'expliquent à leurs élèves en s'appuyant sur la lecture de mes ouvrages d'anatomie". Galien fit en effet faire de nouveaux progrès à l'anatomie : il prouva qu'il n'y avait pas d'air dans les artères, il distingua soigneusement muscles, tendons et nerfs, il repéra le trajet des différents nerfs et leurs fonctions de façon minutieuse à partir de la dissection de cadavre et de la vivisection de singes ; d'autre part, il fit plusieurs descriptions générales de l'anatomie humaine. Peu de temps après l'avènement de Marc-Aurèle à l'empire, Galien vint à Rome, où il eut la chance de guérir un puissant personnage, atteint d'une fièvre quarte, qu'il diagnostiqua et dont il fit le pronostic : de 162 à 166, il donna des démonstrations, des conférences, il écrivit des livres. Galien insiste beaucoup sur la nécessité, pour un apprentissage correct de l'anatomie, de ne pas en rester aux livres, mais de s'entraîner, en particulier sur les singes, pour reconnaître les différents os, la place et la dimension de chaque tendon et de chaque nerf ; alors, en présence d'une blessure, on saura immédiatement quel muscle, quel os, quel nerf est concerné. Voici quelques extraits d'une "conférence" de vivisection et dissection de porcs et de chèvres, faite en présence d'un contradicteur, sur la question de la phonation et de la respiration ; la conférence s'étendit sur plusieurs jours : "Avant de commencer la dissection, je déclarai que j'expliquerais moi-même ce qu'on verrait pendant la dissection (...) Je promis que j'allais montrer des nerfs très ténus, pareils à des cheveux, partant des muscles du larynx, en partie de ceux de gauche, en partie de ceux de droite ; si on les ligature ou si on les sectionne, l'animal devient aphone, mais cela ne fait aucun tort ni à sa vie ni à son activité (...) Je fis voir que l'inspiration se produit par dilation du thorax et l'expiration par sa contraction. Je montrai également les muscles par lesquels se fait la dilation et en outre les nerfs qui aboutissent à ces muscles en partant de la moelle épinière (...) Alors (on) me demanda (...) un résumé de ce que j'avais dit ; (on) m'envoya des secrétaires habitués à écrire rapidement en se servant d'abréviations. Je dictai donc tout ce que j'avais montré". La vivisection est le seul moyen de réfuter certaines théories aberrantes. Par exemple, un médecin nie l'existence de canaux entre les reins et la vessie et soutient que si ces canaux existaient, le liquide remonterait de la vessie dans les reins : "Je fus forcé de montrer, en opérant sur un animal encore en vie, que de toute évidence l'urine s'écoule dans la vessie par les uretères (...) La marche de la démonstration est la suivante. Il faut ouvrir le péritoine en face des uretères, serrer ceux-ci dans une ligature, puis bandager l'animal et le laisser au repos. L'animal n'urinera plus. Après cela, on défait les bandages extérieurs et on montre que la vessie est restée vide tandis que les uretères sont pleins et dilatés sur le point d'éclater. Ensuite, on enlève les ligatures des uretères et on peut voir clairement que la vessie commence à se remplir d'urine. La chose étant manifeste et avant que l'animal urine, il faut lui enserrer la verge dans une ligature et presser la vessie de tous les côtés : rien ne remontera plus dans les reins par les uretères". Un peu plus tard, alors que Galien cherche à échapper aux turbulences de la vie romaine, le voici convoqué par les empereurs comme médecin des armées, puis chargé de la santé du jeune fils de Marc-Aurèle, Commode, à Rome. Cette charge lui donna le loisir, pendant quelque trente années, de rédiger la plus grande partie de son œuvre et de se constituer une pharmacie considérable, de plusieurs centaines de "médicaments simples" qu'il a réunis de toutes les parties du monde : "De la même façon que j'avais fait le voyage de Chypre à cause des minéraux de l'île et celui de Coilèsyrie, une région de Palestine, à cause du bitume et d'autres produits dignes d'étude qu'on y trouve, ainsi aussi, je n'hésitai pas à faire voile vers Lemnos" pour enquêter sur le mélange de sang de bouc et de terre qu'on appelle "cachet lemnien". Toute présentation de l'œuvre de Galien doit au moins en mentionner une autre caractéristique essentielle : ses études sur Hippocrate, c'est-à-dire sur la Collection hippocratique, si utiles au philologue d'aujourd'hui pour éditer celle-ci. Ceux des soixante-deux volumes consacrés à ce travail que nous avons conservés montrent un respect scrupuleux pour celui que Galien présente comme l'archétype du médecin, tout en interprétant souvent les écrits hippocratiques en fonction de ses propres perspectives. Galien étant rapidement devenu lui-même la Bible en matière médicale, la figure de l'Hippocrate Père de la médecine se constitua ainsi définitivement. V. Après Galien Pour clore ce rapide panorama de la médecine grecque, il faut en effet tâcher d'évoquer l'impression d'achèvement, de perfection que la médecine dut donner après l'œuvre monumentale de Galien. Il ne semblait pas possible de faire des progrès supplémentaires. De fait, cela ne fut guère possible jusqu'à ce que d'autres sciences renouvellent les perspectives et les fondements mêmes de l'observation. Il ne restait qu'à résumer, à classer, à faciliter le travail des médecins. Oribase, un ami de l'empereur Julien l'Apostat, fait ainsi un "Epitomè" de Galien, puis un travail considérable de compilation, dont nous avons conservé une partie. Alexandre de Tralles, puis Paul d'Égine, au septième siècle, font de même. Paul d'Égine commence ses sept volumes par un aveu d'impuissance (un peu polémique) : il ne cherchera pas à faire mieux que les "Anciens", mais seulement à rendre plus accessible l'énorme masse de connaissances qu'ils ont léguée. La séparation de l'Empire d'Orient et de l'Empire d'Occident en 395 limite la diffusion en Occident de la médecine grecque, sauf en Afrique du Nord. Dans le monde byzantin arabe, au contraire, le prestige d'Hippocrate et de Galien reste entier. Un chrétien nestorien médecin du Calife de Bagdad au neuvième siècle, Hunain ibn Ishaq, joue un rôle considérable dans la traduction en arabe des traités médicaux grecs. C'est par le monde arabe qu'ils parvinrent en Espagne avant qu'au moment de la prise de Constantinople par les Turcs, des lettrés ne fassent parvenir directement en Occident les manuscrits byzantins des auteurs classiques. Éléments de bibliographie: Véronique Boudon-Millot, Galien de Pergame. Un médecin grec à Rome, Paris, Les Belles Lettres, 2012. Mirko D. Grmek, Les maladies à l'aube de la civilisation occidentale, Paris, Payot, 1983. Mirko D. Grmek (ed.), Histoire de la pensée médicale en Occident. T.1: Antiquité et Moyen-Age, Paris, Seuil, 1995. Jacques Jouanna, Hippocrate, Paris, Fayard, 1992. Paul Moraux, Galien de Pergame. Souvenirs d'un médecin, Paris, Les Belles Lettres, 1985. Les œuvres de la Collection hippocratique et les œuvres de Galien sont en cours d'édition dans la collection Budé (Collection des Universités de France, Les Belles Lettres): les textes de la collection hippocratique cités ici le sont dans ces traductions; les textes de Galien le sont dans la traduction de Paul Moraux dans le livre ci-dessus. Textes traduits disponibles en collections de poche (GF, Le Livre de Poche notamment).
Par : P. Demont